vendredi 2 février 2018

Secrets de famille, rancunes filiales… immersion dans la justice des tutelles

Alors que le gouvernement doit présenter un projet de réforme de la carte judiciaire, « Le Monde » raconte de l’intérieur ces juridictions de proximité.

LE MONDE  | Par 
ANTOINE MORAULT DUSAULT

Avant, le monsieur était banquier. Il lui en reste un air d’autorité, un éclat de dureté suspicieuse dans le regard, mais peut-être qu’on se trompe, peut-être qu’il a peur et qu’il ne veut surtout pas le montrer. Il s’est assis le premier dans le bureau du juge, sa fille et son fils ont suivi. Le fils est la copie du père en plus mou, mêmes cheveux gris coupés en brosse, même moustache fine. La fille a les yeux tristes, elle fait des nœuds avec ses jambes et tient ses mains serrées sur les cuisses. Tous deux fixent la pointe de leurs souliers, seul le père regarde le juge, qui pourrait presque être son petit-fils.

Le juge a ouvert une fine chemise de carton jaune avec le nom du monsieur écrit en gros au feutre noir dessus. Il prend sa voix la plus neutre pour résumer en quelques phrases l’objet du rendez-vous. Le monsieur est veuf depuis quelques mois, il vient d’entrer en maison de retraite, il a des absences de plus en plus fréquentes, a constaté le médecin, ses enfants sont inquiets. On comprend qu’ils n’ont pas osé lui dire ce qu’ils ont écrit sur le formulaire que le magistrat a devant lui et qu’il lit à haute voix. Leur père, ont-ils expliqué, peine à remplir ses papiers administratifs, se trompe dans ses factures et nourrit le projet de s’acheter une voiture alors qu’il n’est plus en état de conduire.

Le juge évoque à mots prudents la mesure de protection envisagée, une curatelle renforcée qui serait confiée à l’un de ses deux enfants. « Cela signifie que vous serez aidé dans la gestion de vos comptes et de vos dépenses… », prévient-ilLe père se cabre, fusille son fils et sa fille du regard : « Vous auriez pu m’en parler ! » « C’est pour cela que nous sommes là, monsieur. Pour en parler, justement », glisse doucement le juge. « Ah, mais je ne suis pas d’accord ! On veut m’enlever ma carte bancaire, c’est ça ? Je peux très bien tenir mes comptes, je veux que les décisions me reviennent. » « Elles se feront avec vous, monsieur. »

Silences et larmes


Le juge enchaîne avec quelques questions : « Connaissez-vous le montant de votre retraite ? – 10 000 euros. – Vous êtes sûr ? – Euh, non, c’est peut-être moins. 1 000… Non, attendez, c’est plus… Ah ! je me trompe… » Le monsieur secoue la tête avec rage, comme s’il voulait en faire tomber un chiffre. Rien ne vient, il renonce, soupire.

Le juge se tourne vers son fils. « Vous vous entendez bien avec votre père ? J’ai l’impression qu’il a une forte personnalité… – Ce n’est pas toujours facile… – Et vous, madame ? – Oui, ça va. Mais disons qu’avec lui, j’évite les sujets qui fâchent… » Elle préférerait, dit-elle, que ce soit son frère qui se charge de la curatelle. La voix du père s’assourdit : « Je découvre ce qu’ils pensent de moi… – Que voulez-vous dire ? – Eh bien, que ça ne tourne plus très bien là-haut », répond-il en pointant son index sur son front.

La photocopieuse de la greffière crache le procès-verbal d’audition. Le fils et la fille apposent leur signature très vite, sans relire. Le père chausse ses lunettes. Ses deux enfants baissent la tête. Ils devaient faire pareil, quarante ans plus tôt, quand ils lui montraient leurs bulletins scolaires. Les minutes passent, le vieux monsieur lit toujours, le silence qui se prolonge est terrible. « Bien », murmure-t-il avant de signer. Quand il se redresse, une larme a coulé sur son visage cadenassé.

Ce jour-là, c’était à Lille. Un dossier parmi les 10 000 autres que se partagent les cinq juges chargés des tutelles au tribunal d’instance. Chaque mois, 120 nouvelles mesures de protection sont prononcées, qui vont de la curatelle simple ou renforcée à la tutelle. Dans les deux premiers cas, la personne majeure est « accompagnée » dans les actes de sa vie par un curateur, avec des degrés d’autonomie divers ; dans le troisième, le tuteur se substitue à elle.

Ici, comme partout sur le territoire, les demandes ne cessent de croître. L’article 425 du code civil, modifié par une loi de 2007, fixe le cadre : une mesure de protection juridique est prononcée lorsque la personne majeure est « dans l’impossibilité de pourvoir seule à ses intérêts en raison d’une altération, médicalement constatée, soit de ses facultés mentales, soit de ses facultés corporelles de nature à empêcher l’expression de sa volonté ».

700 000 « majeurs protégés »


En France, on évalue à près de 700 000 le nombre de « majeurs protégés ». L’expression est pudique. Elle ne dit pas le désarroi, la vieillesse et ses naufrages, la vulnérabilité et la cruelle lucidité, la révolte impuissante, la soumission poignante, le chagrin des proches, les déchirements fratricides, l’argent qui empoisonne tout quand il y en a beaucoup et ronge quand il manque. Pour cela, il faut pousser la double porte capitonnée des cabinets des juges des tutelles et s’arrimer bien fort, parce que ça secoue.

On ne devient pas juge des tutelles par hasard, et on le reste souvent par passion







Dans ces bureaux d’une banalité à pleurer, entre quatre murs vides aux teintes fades, des juges annoncent à des femmes et à des hommes assis sur des chaises en plastique leur petite mort civile. Bien sûr qu’ils ne le disent pas comme ça.

Tous ceux que l’on a rencontrés, à Lille, Douai (Nord), Sens (Yonne), Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), Tours ou Paris exercent leur fonction avec une rare délicatesse. On ne devient pas juge des tutelles par hasard, et on le reste souvent par passion. On ne se collette pas impunément au grand âge, à la maladie, à la dégénérescence, au handicap, à la perte de l’autonomie, aux accidents de la vie. On n’annonce pas le cœur léger à un adulte qu’il n’aura plus accès à sa carte bancaire, à son carnet de chèques, et que, dans ses recommandations, le médecin préconise de lui supprimer le droit de vote.

C’est à Paris, dans un arrondissement très aisé de la capitale. La dame a 93 ans, son mari, 94. Il est atteint de la maladie de Parkinson et placé sous curatelle. Leur fille demande que la mesure soit étendue à sa mère, qui a été diagnostiquée bipolaire. Dans ses phases d’excitation, il lui arrive de dépenser frénétiquement, au risque de faire fondre trop vite les comptes d’épargne pourtant bien garnis du couple.

Après avoir entendu la fille, qui a dressé la liste de ses dernières acquisitions, parmi lesquelles un nouvel appareil dentaire pour plusieurs milliers d’euros et une couverture achetée à un bonimenteur pour 1 200 euros, la juge reçoit séparément la mère. Elle entre, appuyée sur sa canne.

« C’est un peu comme si j’étais infantilisée… »


Pendant que la juge lui expose la situation, la vieille dame réajuste sur ses épaules une étole de mousseline absinthe, corrige d’une main le maigre volume de ses cheveux blond cendré, pince ses lèvres dessinées d’un trait de rouge. « Quand même, cette mesure, c’est un peu comme si j’étais infantilisée… », proteste-t-elle.

Elle raconte sa vie : « Je n’ai jamais travaillé, je lis beaucoup, je fais un peu de couture », et s’interrompt brusquement. « Ecoutez, madame le juge. Quand j’étais jeune, j’avais des parents. Après, j’ai eu un mari. Et maintenant, pfff, on me parle de curatelle. Finalement, je ne serai donc jamais responsable de moi ? » Elle ajoute, un ton plus bas : « Et puis ma fille, je l’aime beaucoup, mais je dois dire qu’elle a tendance à être radine… »

A Sens, quelques jours plus tôt, une femme dont la mère est en phase avancée de dégénérescence cérébrale avait accepté le rôle de tutelle que le juge lui proposait. Juste avant de signer, elle avait résumé d’une voix émue : « En fait, c’est comme si elle devenait mon enfant, c’est ça ? » Des phrases comme celles-là, qui disent tant en si peu de mots, sont ce qui marque le plus dans les audiences de tutelle. Elles arrivent sans prévenir, comme lors de ce rendez-vous, à Lille, où la gaieté factice d’une dame qui faisait tout ce qu’elle pouvait pour convaincre le juge qu’elle allait bien, contrairement à l’avis de son frère, s’est brisée d’un coup : « La vieillesse, si j’avais su ce que c’était… »

De cette autre, à Chinon (Indre-et-Loire), parlant de tout et de rien, de la boulangère qui lui livre le pain, de sa femme de ménage qui fait très bien les vitres – « Elle est pas gaspilleuse pour les produits. Le reste, c’est moi qui le fais. J’ai toujours été habituée à avoir une maison propre » –, avec le sérieux d’une élève devant son examinateur et la terreur de ne pas réussir l’épreuve, jusqu’au moment où ça déraille : « Vous suivez un peu la politique ? – Non, je prends jamais l’apéritif. – Vous connaissez le nom du président de la République ? – Celui de cette année ? – Oui. – Il est petit, non ? Quand je pense à la mémoire d’acier que j’avais… mais vous savez, l’épicier vient tous les deux jours. » Et qui se reprend, comme on supplie : « Je peux faire encore, je suis capable. »

« J’avais pourtant bien commencé… »


De cet homme d’une soixantaine d’années, qui soupire : « Donc, j’aurai plus que de l’argent de poche, comme les gosses, quoi ? » Il a travaillé pendant vingt-cinq ans, le chômage l’a fait plonger – alcool, dépression –, sa femme l’a quitté, il vit avec le revenu de solidarité active (RSA) entre hôpital et foyer. « J’avais pourtant bien commencé… » Il énumère : « CAP de menuiserie », pointe son index droit, coupé. « CAP de charpente », pointe le majeur, coupé. « CAP d’ébéniste. Mais bon, tout ça, c’était avant… » et il signe de la main gauche son placement sous curatelle renforcée. Ou de cette autre femme encore, écoutant d’un regard absent le juge lui expliquer sa décision de la confier à un curateur : « Il me reste déjà si peu de ce que j’étais. Qu’est-ce que vous voulez m’enlever encore ? »

Quand les personnes ne sont plus en état de se déplacer, le magistrat va à elles. Ce jeudi de janvier, dans l’arrondissement de Chinon, la greffière s’est mise au volant de la Clio de fonction du tribunal, la juge des tutelles à ses côtés, une pile de dossiers à l’arrière, comme elles le font une fois par mois.

Cent cinquante kilomètres de petites routes de campagne parcourus pour se présenter à la porte des hôpitaux ou des Ehpad, à celles des fermes isolées, des logements miséreux au fond des cours, de rez-de-chaussée sombres, afin de recueillir l’avis du majeur à l’égard duquel une mesure de protection a été sollicitée, notamment par les services sociaux.

« Moi, j’ai 96 ans et demi, et la seule chose que je veux, c’est ne pas me réveiller demain matin »





Tous le disent, ces « transports » sont à la fois la part la plus substantielle et la plus éprouvante de leur fonction de juge des tutelles. Retenir le haut-le-cœur qui saisit à l’entrée d’un gourbi insalubre où vit un ex-toxico sous méthadone. Décliner poliment l’invitation que lance un vieux paysan célibataire – « Assoyez-vous donc, madame le juge ! » – en désignant le canapé défoncé et taché de sa pièce unique, tapissée de photos de femmes nues arrachées à un calendrier. Patienter en attendant qu’une très vieille dame impérieuse termine sa soupe dans la chambre de sa résidence luxueuse – « Sinon c’est froid, et c’est déjà pas très bon. Que voulez-vous encore ? Moi, j’ai 96 ans et demi, et la seule chose que je veux, c’est ne pas me réveiller demain matin. »

« Quand est-ce que je vais rentrer chez moi ? »


Affronter la pudeur douloureuse d’un homme sans famille, assis sur un couvre-lit à fleurs, auquel on annonce que sa petite épargne va être ponctionnée pour payer sa pension à la maison de retraite : « Mais qu’est-ce qui va rester pour m’enterrer ? » Ne pas savoir quoi répondre à une grand-mère qui demande « Quand est-ce que je vais rentrer chez moi ? » au moment où l’on referme la porte de la chambre dans laquelle clignote un sapin de Noël synthétique, et reprendre le couloir de l’Allée du ruisseau dormeur puis celui de l’Avenue des hirondelles du faubourg avant de respirer un grand coup sur le parking de l’Ehpad.

Face à la bascule des parents, tout se réveille et affleure aussi, dans ces moments aigus où les rôles s’inversent






Et puis il y a les autres, autour. Et d’abord les enfants. Face à la bascule des parents, tout se mélange, s’entrechoque : la tristesse, le désarroi, la colère, la lassitude, la peur. Tout se réveille et affleure aussi, dans ces moments aigus où les rôles s’inversent.

Les cabinets des juges des tutelles deviennent parfois le déversoir des rancunes filiales, des jalousies fraternelles et des secrets de famille. Une quadragénaire est convoquée chez le juge pour évoquer la mise sous tutelle de sa mère, victime d’un double AVC qui a provoqué des atteintes sévères et irréversibles. Elle a dû en urgence s’occuper de ses comptes et fouiller dans les papiers pour préparer l’accueil de la vieille dame en Ehpad.

En vidant son appartement, elle est tombée sur un ancien livret de famille, caché au fond d’une armoire. Elle y a découvert que sa mère avait donné naissance à trois autres enfants, qu’elle avait abandonnés en même temps que son premier époux. La fille raconte tout cela devant le juge : « Elle m’a toujours dit qu’avant de rencontrer mon père, elle était célibataire. Pour moi, j’étais fille unique… » Le juge dit ce que l’on dit dans ces moments-là, des phrases un peu plates que l’on voudrait compatissantes : « Vous y arrivez ? Vous encaissez cette information ? – Je n’ai pas le choix. – Vous en avez parlé avec elle ? – C’est trop tard… – Acceptez-vous d’être sa tutrice ? – Il faut bien, non ? »

« C’est édifiant, édifiant ! »


A Douai, le bureau est trop exigu pour contenir la haine qui oppose deux sœurs à propos de la garde de leur maman. Elles se sont assises chacune à un bout de la pièce. Foulard de soie noué sur un strict chemisier et sac griffé posé sur les genoux pour l’aînée, frusques de coton colorées et délavées pour la cadette.

La première reproche à la seconde, qui partage son domicile avec leur mère très âgée et déficiente et en assure la tutelle, de mal s’en occuper. Elle demande la nomination d’un curateur extérieur. « Je veux la sécurité pour ma maman… Elle n’est pas soignée, mal lavée », commence-t-elle. « Non, tu veux seulement la mettre en Ehpad ! », s’écrie sa sœur. « Je veux retrouver maman avec ses beaux vêtements, maman coquette, maman parfumée. Ma sœur refuse que je la voie ! – Chaque fois que tu viens, tu la tues à petit feu ! »

Leurs lèvres tremblent de rage. La juge se tourne vers la dame stricte : « Madame, votre maman a exprimé clairement la volonté de rester chez votre sœur. Les mesures de protection n’ont pas pour objectif de régler les différends familiaux. » Elle laisse entendre que sa décision sera de maintenir la tutelle confiée à la cadette. « C’est édifiant, édifiant ! », lance l’aînée en quittant rageusement la pièce, sans saluer sa sœur.

On a vu la même violence exploser à Aix-en-Provence, devant la cour d’appel, au sein d’une fratrie de cinq divisée en deux clans, là encore pour un désaccord sur le lieu du domicile de leur mère, hébergée à sa demande chez une de ses filles, qui assure aussi sa curatelle. « Ma maman m’a accueillie pendant sept ans chez elle après mon divorce. Ce que je fais aujourd’hui, je le lui dois. » « Nous sommes tous à égalité par rapport à notre maman ! », lui réplique un autre membre de la fratrie. « La dernière fois que tu as demandé de ses nouvelles, c’était il y a un an ! », siffle le troisième. La juge, là encore, tente de ramener un peu de sérénité : « Si je peux me permettre, le temps de votre mère est compté. Si vous voulez profiter d’elle, c’est à vous de bouger. Pas à elle de déménager. »

Tensions et déchirements


Le jour d’après, dans le cabinet d’une autre juge. Avant d’ouvrir sa porte aux cinq personnes qui patientent dans le couloir, elle révise leurs noms et se demande si elle doit prononcer les deux particules ou si la première suffit. Au sein de cette famille de très ancienne noblesse, qui possède l’un des plus somptueux châteaux de la région, des hectares de forêts et des chasses, la vulnérabilité de la mère attise les tensions. Entrés tous ensemble dans le bureau de la juge, ils voussoient la vieille dame un peu perdue, l’entourent de prévenances et se déchirent dès qu’ils sont entendus séparément.

Le fils accuse deux de ses sœurs d’avoir falsifié les comptes, documents à l’appui. Les deux sœurs, factures en main, accusent leur frère de faire payer à la châtelaine des frais qu’il devrait assumer lui et reprochent à la troisième son incompétence. Chacun revendique d’être désigné curateur, refuse obstinément que l’autre le soit et encore plus obstinément la nomination d’un curateur extérieur. La juge propose la quatrième sœur, qui est la seule à ne rien demander et se résout à contrecœur à l’envisager.

Face à la fratrie à nouveau rassemblée dans son bureau en présence de leur mère, la juge avance cette proposition dans un silence glacé. Chacun des enfants se précipite pour être le premier à aider la vieille châtelaine à se relever. L’une des sœurs dit en prenant congé : « L’important, c’est que ça reste en famille. Parce que voyez-vous, madame le juge, nous sommes très famille. »

« Il ne s’agit pas d’interdire à quelqu’un d’être trapéziste, juste de lui éviter de se faire mal quand il tombe »






Dans le monde des tutelles, la question de l’argent se glisse partout. Il y a du Bettencourt tous les jours, les zéros en moins, à ces audiences. Dans la volonté de « protection » exprimée par les enfants à l’appui d’une demande de placement sous tutelle ou curatelle d’un père ou d’une mère, quelle est la part de celle, moins avouable, de préserver leur héritage ?

On a vu un juge rappeler avec courtoisie mais fermeté à l’un de ces demandeurs, qui s’inquiétait des dépenses considérables de sa sœur en jetons de casino, que son rôle était « de protéger la liberté, pas les intérêts successoraux ». « Mais il faut que ça reste dans une mesure raisonnable », a répliqué le frère, qui, lui, semblait l’être beaucoup. « Votre sœur a toujours vécu en prenant des risques. C’est son mode de vie. Il ne s’agit pas d’interdire à quelqu’un d’être trapéziste, juste de lui éviter de se faire mal quand il tombe. »

« Si je lui donne plus, il le boit ! »


Modifié par une loi de 2007, l’article 472 du code civil indique qu’une fois acquittées les dépenses essentielles à la vie du majeur protégé, le curateur « dépose l’excédent sur un compte laissé à la disposition de l’intéressé ou le verse entre ses mains ». Le législateur a voulu ainsi assouplir la gestion dite de « bon père de famille », qui conduisait parfois les tuteurs et curateurs à réaliser des économies budgétaires disproportionnées, au détriment du bien-être et de la liberté des personnes dont elles ont la charge.

C’est l’un des principes que les juges des tutelles ont le plus de mal à faire respecter. « Si je lui donne plus, il le boit ! », dit un curateur furieux de la décision d’un magistrat de Sens qui, après examen de ses comptes, a accordé à un majeur protégé le droit de passer de 50 à 70 euros d’argent de poche par semaine. Comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport de septembre 2016 sur la protection juridique des majeurs protégés : « A quel autre adulte demande-t-on d’avoir avec l’argent un comportement aussi rationnel ? »

« Je voudrais pouvoir emmener mon amie au cinéma ou au restaurant, sans demander l’autorisation d’un supplément »







Retour à Lille. Le monsieur a 57 ans, il a souffert de dysmorphophobie sévère – une névrose obsessionnelle susceptible d’entraîner une profonde dépression –, que la médication semble avoir stabilisée. Sa mère vient de mourir, son modeste héritage, ajouté à ses propres économies, lui fait entrevoir des jours meilleurs. Il demande la levée de sa mesure de protection. Sa curatrice, une dame très sage en gilet tricoté, y est farouchement opposée. « Il va tout dépenser ! », dit-elle.

Le monsieur plaide sa cause : « Je suis plus un gamin, je voudrais devenir acteur et non plus spectateur de ma vie. Enfin, je voudrais au moins essayer. J’ai des projets ; par exemple, je voudrais créer une association pour les gens qui souffrent de la même maladie que moi. Et puis, je voudrais de l’argent à moi. Je voudrais pouvoir emmener mon amie au cinéma ou au restaurant, sans demander l’autorisation d’un supplément. » La dame en gilet soupire, elle n’a pas l’air de beaucoup apprécier l’amie en question. « Il est trop gentil… », murmure-t-elle.

Le juge décide de lui donner sa chance. Il lui accorde le droit de faire fonctionner lui-même ses deux livrets d’épargne, dotés de 40 000 euros, et lui propose de sécuriser son héritage sur un compte auquel il ne pourra avoir accès sans autorisation. Les yeux du monsieur s’éclairent, ils sont d’un coup très bleus. « Je vais pouvoir faire des dépenses personnelles, alors ? » Il se penche vers le juge et lui murmure : « Parce que voyez-vous, j’ai aussi quelques besoins pour ma vie privée… Mais bon, je vais pas les évoquer ici… Mais vous, monsieur le juge, vous êtes un homme, vous pouvez peut-être comprendre de quoi il s’agit… – Vous faites ce que vous voulez », répond sobrement le magistrat. « Donc, je suis libre ? » La part ensoleillée du métier de juge des tutelles existe, on l’a rencontrée.

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