mercredi 28 février 2018

Retour sur un parcours militant d'exercice des droits

Texte d'une intervention au colloque organisé par le collectif universitaire Contrast du 18 au 20 décembre 2017 sur les droits des personnes à l’épreuve des contraintes légales.
À titre préliminaire je pense qu’un retour en arrière s’impose. Que se passe-t-il dans les établissements psychiatriques ou sur les secteurs psychiatriques il y a une trentaine d’années au moment où la législation sur la sectorisation psychiatrique de décembre 1985 rebaptisait les anciens « dispensaires d’hygiène mentale », en « centres médico psychologique (CMP) », le tout sous l’empire de la vieille loi du 30 juin 1838 sur l’enfermement des aliénés ?
Je me permets de citer Me Corinne Vaillant, avocate au barreau de Paris, qui a participé à partir de 1984, avec Philippe Bernardet (sociologue, dirigeant historique du Groupe information asiles GIA, décédé en 2007), au travail pionnier qui consistait en faire naître de la jurisprudence sur le terrain de l’internement psychiatrique arbitraire alors qu’il n’y en avait pratiquement pas et que le droit était muet sur cette question. Il s’agissait au long de ces années 1980 à 2000 de faire en sorte que s’affirme un droit positif en faveur des personnes basculées en internement psychiatrique mais aussi dans un parcours de contrainte aux soins psychiatriques tantôt en dehors des murs des hôpitaux psychiatriques, tantôt dans les murs, selon le bon vouloir de psychiatres des hôpitaux, comme de l’administration préfectorale, mais aussi des parquets ou des juridictions dans le cas des procédures judiciaires se concluant par des déclarations d’irresponsabilité pénale psychiatriques au titre de l’article 64 du code pénal.
Corinne Vaillant, l’Information psychiatrique, vol. 87, n° 10, décembre 2011 : l’intervention du juge des libertés depuis la loi du 5 juillet 2011 : les premiers obstacles rencontrés.
« Lorsque j’ai commencé exercer [en 1984], l’avocat ne rentrait pas dans un hôpital psychiatrique. Il y était un intrus, le droit n’avait pas sa place à l’hôpital où il était tout simplement inconcevable de penser l’hospitalisation sous contrainte comme une privation de liberté. Ce n’était qu’une mesure de soins dans l’intérêt du malade que seul le psychiatre était en mesure de décider et d’apprécier afin de le soigner. Dans le même temps le malade mental privé de liberté était un intrus dans l’institution judiciaire. L’intervention du juge judiciaire pour contrôler la régularité de la privation de liberté personne hospitalisée sans son consentement est une avancée considérable permettant aux plus faibles d’entre nous de bénéficier des mêmes droits que tout justiciable dans la même situation. Toutefois ce droit pour être efficace et effectif doit être accompagné de garanties qui ne sont pas à ce jour  ancrées dans les esprits et dans les faits, qu’il s’agisse du droit à l’information sur ses droits, de l’accès à l’avocat, ou d’un contrôle effectif par le juge. Chacun doit donc œuvrer pour que ce recours ne soit pas qu’une étape formelle, l’hospitalisation libre devant demeurer la règle et être toujours privilégiée. ».

On voit là un très bon résumé de ce que nous pouvons penser du côté de celles et ceux qui se militent depuis des années, voire depuis des décennies, pour que les droits fondamentaux, les droits de l’homme, soient d’application entière pour les personnes atteintes de troubles mentaux et hospitalisées en milieu psychiatrique sans leur consentement.
Cela à rebours de ce que montre le film récent de Raymond Depardon « 12 jours », ou ce qui est montré au grand public ce sont des juges des libertés et de la détention ainsi que des avocats qui ne font pas leur travail de juristes et qui sont en collusion pleine et entière avec les psychiatres hospitaliers certificateurs des maintiens en hospitalisation sans consentement, ainsi qu’avec l’administration préfectorale, sur le ressort de l’hôpital du Vinatier (Rhone, 69).
Nous pouvons affirmer que précisément le travail de l’avocat dans le contrôle des hospitalisations sans consentement, n’est pas et ne doit pas être de s’en rapporter aux certificats médicaux en place et de trahir son client, pour finalement défendre l’hôpital psychiatrique et l’administration, au lieu d’assurer sa mission de défenseur. De même le travail de juriste du juge des libertés de la détention est d’opérer un contrôle de légalité effectif, et non un faux-semblant où le magistrat se contente de valider et de tamponner les certificats et avis médicaux en place pour pouvoir ordonner la poursuite des mesures de soins sans consentement alors même que celles-ci peuvent être illégales et/ou infondées.
On voit donc que si avant les décisions sur questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) de 2010, 2011 et 2012, avant la réforme des soins psychiatriques sans consentement du 5 juillet 2011 modifiée le 27 septembre 2013, nous étions dans une époque pionnière où il fallait créer du droit et de la jurisprudence là où il n’y en avait pas ou très peu, cela précisément pour affirmer un droit positif en faveur des personnes internées en psychiatrie, en réalité le combat juridique pour un droit effectif pour les personnes psychiatrisées sous contrainte a pris une ampleur nationale depuis la mise à effet de la loi du 5 juillet 2011, le 1er août 2011.  En effet depuis cette date le droit des soins psychiatriques sans consentement est devenu une branche du droit à part entière et forme un contentieux de masse (environ 78 000 décisions judiciaires de contrôle des mesures d’hospitalisations sans consentement en 2016).
À cet égard actuellement, on peut déceler deux camps en présence qui se jaugent, se jugent et s’affrontent, celui des personnels psychiatriques hospitaliers qui veulent bien du droit dans l’hospitalisation sans consentement à condition que celui-ci soit inopérant, fictif, et que les professionnels du droit soient auto-persuadées que s’agissant de malades mentaux, il n’y a pas lieu d’appliquer les règles de droit qui dans d’autres domaines s’appliquent strictement. Ainsi de cette règle selon laquelle une privation de liberté entachée d’illégalités de droit formel suffisamment substantielles doit être sanctionnée par la remise en liberté de la personne privée de liberté. C’est ce qui se passe pour les détenus carcéraux ou pour les gardés à vue. C’est également ce qui a cours s’agissant des migrants sans titre en voie d’expulsion, ou pour les demandeurs d’asile maintenus en zone d’attente.
En face une minorité de juristes (magistrats comme avocats) qui s’efforcent de faire leur travail de juristes, et qui sont d’ailleurs d’année en année en nombre plus important qu’avant. En face, également nous autres en tant que militants ou simples requérants sur ces questions précisément en ce que nous avons pu souffrir personnellement d’internements psychiatriques arbitraires et de la deshumanisation liée.
Nous nous devons de constater que très traditionnellement, dans le sillage de la vieille loi du 30 juin 1838, les « aliénés » - devenus avec le Front populaire les « malades mentaux », puis avec la loi du 27 juin 1990 les « personnes atteintes de troubles mentaux », actuellement les « personnes atteintes de troubles mentaux faisant l’objet de soins psychiatriques »…- les personnes dites malades mentales restent encore en pratique actuellement en état de sous-droit par rapport à des délinquants ou des criminels statués responsables de leurs actes et comparaissant devant les juridictions correctionnelles ou devant les cours d’assises. Dans l’ensemble nous en restons au fait qu’un criminel est, au plan judiciaire, mieux traité qu’une personne atteinte de troubles mentaux et hospitalisée sans son consentement en établissement psychiatrique.
Combien d’avocats depuis la mise à effet de la loi du 5 juillet 2011, et de la représentation obligatoire par avocat des personnes qui comparaissent devant les JLD (à dater du 1er septembre 2014), ne se sont pas vus opposer par certains magistrats statuant sur le bien-fondé et la légalité des mesures d’hospitalisations sans consentement qu’il n’y a pas lieu de soulever des nullités de procédure propres à provoquer la libération de personnes malades mentales, qu’on n’est pas dans une matière telle celle des migrants irréguliers ou celle des détenus ? Combien d’entre eux ne se sont pas vus opposer que s’ils s’aventuraient à persister dans des arguments en nullités de droit, le magistrat de permanence rejetterait systématiquement ces nullités au motif par exemple que ceux-ci ne portent pas grief aux droits de la personne ? Argument de rejet pour le moins curieux, puisque selon la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme une personne atteinte de troubles mentaux ne peut être « détenue » (hospitalisée sans son consentement), que si la mesure d’enfermement et de soins sous contrainte est légale et régulière.
Pour en revenir à ce qu’il se passait il y a 30 ans, 20 ans, ou même 10 ans en arrière, nous pouvons avancer que ces questions et ce militantisme juridique liés - qui étaient auparavant parfaitement marginaux en ce qu’ils concernaient très peu de dossiers, puisque la quantité de procédures engagées était tout à fait négligeables - sont devenues des questions d’ampleur nationale au point que des traités de droit y sont consacrés, et que des articles de presse en nombre assez abondant rendent compte d’audiences de contrôle judiciaire d’hospitalisations sans consentement.
Au point également qu’un film grand public, tel « 12 jours » de Raymond Depardon peut-être actuellement fortement publicité, de façon au demeurant apologétique alors que ce qu’il rend public est finalement scandaleux et navrant : des personnes internées non défendues par leur avocat commis d’office, éventuellement écoutées mais certainement pas entendues par les juges de libertés et de la détention censés contrôler la légalité des mesures, alors qu’en pratique ces mêmes magistrats se contentent de valider les certificats médicaux psychiatriques en place dans le dossier, en n’en contrôlant pas leur formalisme et leur contenu.
Il y a 30 ans, sous le coup de la vieille loi du 30 juin 1838, la trappe psychiatrique s’ouvrait pour des raisons plus ou moins sérieuses selon les cas. Vous disparaissiez du circuit. En cette époque pas si lointaine les personnes pouvaient rester des mois, des années sous le régime de l’internement psychiatrique, sans aucune information sur leur situation juridique (nature du placement, auteur de la décision, motifs de cette décision et du maintien), moins encore sur leurs droits. Les internés n’avaient pas de droit, tout court. Quelque personne internée en milieu psychiatrique qui s’aventurait à réclamer ses droits était immédiatement taxée d’accès paranoïaque quérulent procédurier, et bon pour plus encore d’enfermement et de matraquage neuroleptique.
En cette même époque aucune information médico-psychiatrique n’était délivrée aux patients. Les diagnostics et évaluations psychiatriques étaient tenus secrets aux concernés eux-mêmes. Ils ne l’étaient pas, par contre, pour la famille demandeure au placement psychiatrique, pour des dizaines de personnels travaillant dans l’établissement psychiatrique lui-même ou au dispensaire d’hygiène mentale, pour les forces de l’ordre, pour la mairie, pour le voisinage ou le gardien d’immeuble qui étaient mis au courant du fait que la personne placée était une aliénée mentale qui devait être tenue sous étroite surveillance dès sa sortie de l’hôpital, afin que pour toute récidive, rechute ou nouveau scandale, elle puisse être signalée au dispositif psychiatrique ou policier pour être immédiatement ré-internée.
Si cette situation s’est améliorée avec la loi du 27 juin 1990, qui a introduit un certain nombre de droits au bénéfice des personnes hospitalisées sans leur consentement - cela d’ailleurs sans que ces droits soient effectivement opérationnels et puissent être effectivement exercés - le tableau précédent est resté néanmoins en place. Certes la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades a facilité l’accès aux dossiers médicaux, mais jusqu’au début des années 2010 la majorité des établissements psychiatriques et des services psychiatriques étaient fortement récalcitrants à communiquer aux patients leurs dossiers d’hospitalisation sans consentement. Il fallait très fréquemment saisir la CADA (commission d’accès aux dossiers administratifs) pour avoir un avis favorable à cette demande de communication. Il a fallu dans nombre de dossiers jusque très tard, que les demandeurs à la communication des dossiers d’internements, après avis favorable de la CADA, se pourvoient en annulation des refus de communication de dossiers médicaux devant juridiction, de sorte que celle-ci contraigne les établissements à communiquer les dossiers éventuellement en prononçant une astreinte financière.
Je peux ici reprendre à mon compte la conclusion que faisait notre secrétaire générale Mme Yaël Frydman, dans le texte de son intervention du 12 mai 2017 lors d’une conférence organisée à Marseille par Médecins du monde sur la dualité plus ou moins polémique entre savoir issu de l’expérience et savoir institutionnel :
« si le droit des usagers [en psychiatrie] a pris un essor considérable ces dernières années, essentiellement sous la contrainte de jurisprudences, nous ne pouvons que constater l’augmentation des mesures de soins sans consentement (92 000 personnes étaient en soins sans consentement en 2015, contre 77 000 en 2012) et un fossé entre ce que dit le droit, et ce qui est d’usage dans les hôpitaux psychiatriques qui ont fonctionné pendant près de deux siècles en huis clos. L’univers psychiatrique et ses périphéries dans la cité restent liberticides. Une prise de conscience et la mobilisation des acteurs de ce terrain comme de la société civile, sont nécessaires ».
Enfin je tiens à souligner que le développement du droit en la matière, à partir de la fin des années 1970, sous la houlette du Groupe information asiles (GIA), dont le responsable de la commission juridique était Philippe Bernardet (sociologue), a pu prendre corps essentiellement sous le coup de procédures intentées à propos d’internements psychiatriques abusifs. Il n’est pas anodin de noter que les personnes psychiatrisées ont pu bénéficier au fur et à mesure du développement de la jurisprudence sur le contentieux de l’internement psychiatrique arbitraire, de droits effectifs qui n’étaient pas en place auparavant et de nets progrès au plan juridique, de par la mobilisation sur plusieurs décennies de luttes juridiques de personnes qui de leur côté s’estimaient à tort ou à raison non malades mentales.
Au demeurant, quand on examine attentivement l’histoire du développement des associations d’usagers en psychiatrie en France, on ne peut que constater que la prise de parole autonome et volontaire de personnes psychiatrisées, se fait historiquement tout d’abord par le biais de la lutte contre l’internement psychiatrique abusif. Je renvoie à ce sujet à l’étude historique que j’ai rédigée et publiée sur le site Internet du CRPA le 31 août 2015, sur demande de M. Benoît Eyraud sociologue, qui co-dirige le collectif Contrast. Cette étude est titrée : La systématisation du contentieux de l’internement psychiatrique par le groupe information asiles (GIA).
Je renvoie également à la thèse de doctorat de médecine soutenue le 15 janvier 2016 par la Dr Claire Martinez à la faculté de médecine de Lille titrée : « La systématisation de la judiciarisation des hospitalisations sous contrainte : impact de l’action du groupe information asiles ». Cette thèse reprend l’histoire globale du Groupe information asiles (GIA) et retrace les principales étapes du développement du militantisme juridique mené dans ou à partir de cette association, en vue de provoquer des évolutions législatives concernant les hospitalisations sans consentement, mais aussi pour faire apparaître un droit positif en faveur des personnes hospitalisées sans leur consentement en milieu psychiatrique.
Je précise enfin que nous avons mené tout ce militantisme juridique, auquel je participe depuis un peu moins de 30 ans (depuis 1990 pour être précis), sous l’opprobre, sous la stigmatisation, avec des risques très conséquents pour nos libertés, des risques de ré-internements psychiatriques et de répression. Pour la très ample majorité des personnels psychiatriques en place, pour la plupart des psychiatres, pour les familles demandeures au placement psychiatrique de leur proche, pour certains personnels politiques, pour les administrations qui agencent et génèrent les internements psychiatriques, mais aussi et de façon beaucoup plus douteuse, pour certains dirigeants des associations d’usagers en santé mentale qui se développaient à partir de la fin des années 1990 d’ailleurs dans le sens d’une collaboration avec les institutions psychiatriques, mais aussi dans celui d’une compliance  aux traitements … nous n’étions guère que des espèces de fous furieux, des paranoïaques quérulents, procéduriers, des espèces de contestataires dont le sort était à égaliser avec celui des malades mentaux tout-venant : raser les murs, acceptation des neuroleptiques et de la contrainte aux soins aussi intériorisée que possible, un sort ignoble, une condition de sous hommes pleinement validée par nos environnements, ainsi que par certains collègues patients d’hospitalisation et de suivi psychiatrique.
Je tiens à cet égard à préciser qu’une telle situation d’ensemble ne pouvait qu’être dénoncée et que nous avons eu cet honneur en effet de nous engager et de faire bouger tout ce terrain de l’internement psychiatrique. Nous l’avons fait contre avis médical, contre les pouvoirs publics, contre la très ample majorité des corporations psychiatriques, contre même les corporations judiciaires qui ne voulaient pas d’un contrôle judiciaire des hospitalisations sans consentement sauf de façon très minoritaire, mais aussi contre certains responsables et animateurs de nombre d’associations d’usagers en santé mentale pour qui nous n’étions guère que des paranoïaques à marginaliser.
Je clos cette intervention sur cet invraisemblable et scandaleux spectacle que ce théâtre des acteurs officiels et institutionnels en psychiatrie et en santé mentale a offert pendant une bonne quinzaine d’années. Au solde de ces années qui vont de 1996 à 2013 le système bien huilé de l’internement psychiatrique à la française (dont les prises de décision étaient purement administratives) a fini par craquer sous les coups de boutoir des jurisprudences dans nos différents dossiers. Voir à ce sujet les quelque six décisions d’inconstitutionnalité prises par le  Conseil constitutionnel entre le 26 novembre 2010 et le 20 avril 2012 contraignant à un contrôle judiciaire des hospitalisations psychiatriques sans consentement en tant que mesures privatives de liberté.
Pour retrouver cet article sur le site internet du CRPA : http://psychiatrie.crpa.asso.fr/665      
CRPA - Cercle de Réflexion et de Proposition d’Actions sur la psychiatrie[1]
Association régie par la loi du 1er juillet 1901 | Ref. n° : W751208044
Président : André Bitton | Site internet : http://crpa.asso.fr  
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[1] Le CRPA est agréé pour représenter les usagers du système de santé en Île-de-France, par arrêté n°16-1096 de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France du 6 septembre 2016. Le CRPA est également partenaire de l’Ordre des avocats du Barreau de Versailles (Yvelines) sur la question de l’hospitalisation psychiatrique sans consentement, et est adhérent au Réseau européen des usagers et survivants de la psychiatrie (ENUSP – REUSP).

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