A Malaga, une exposition met en lumière les artistes souvent cantonnées aux rôles de muse et d’amante.
LE MONDE | | Par Emmanuelle Lequeux
Elles étaient muse, sirène, Méduse, fée Mélusine ; fol enfant ou vagin denté ; fatales, forcément. Mais artistes ? Difficilement, vraiment difficilement. Le surréalisme et les femmes, c’est une histoire d’amour passionnel, mais un peu ratée. Certes, la plus érotique des avant-gardes a fait du désir l’une des voies vers la modernité. Mais au sein du mouvement dirigé par André Breton, les femmes ont eu bien du mal à être acceptées comme créatrices. Près d’un siècle après la rédaction du premier manifeste surréaliste, en 1924, une exposition du Museo Picasso de Malaga rend enfin hommage à ces artistes de l’ombre. Et révèle des talents aussi explosifs que ceux de leurs confrères ; un imaginaire aussi florissant que celui de Max Ernst ou Magritte.
Breton avait beau écrire, dans Arcane 17, en 1944, que le temps était venu « de faire valoir les idées de la femme aux dépens de celles de l’homme, dont la faillite se consomme assez tumultueusement aujourd’hui ». Il eut beau défendre le talent de nombre de ces femmes, les inviter à exposer au sein du groupe, le constat est a posteriori sévère : « Quand le groupe [surréaliste] s’est constitué, indique l’un de ses grands exégètes, José Pierre, on n’y compte aucune femme peintre ou écrivain ; elles sont uniquement épouses, amantes et amies. Seule Simone Breton osait à l’époque prendre la parole dans leurs réunions collectives. »
Traitée de « vache » en public
En rassemblant dix-huit créatrices proches du mouvement, le musée andalou tente de comprendre cette injustice et d’y remédier. Certaines des artistes qu’il met en valeur sont déjà amplement célébrées, comme la photographe Lee Miller ou sa consœur Dora Maar, compagne et modèle de Picasso, mais pas que ; d’autres sont davantage passées sous les radars, comme la peintre espagnole Remedios Varo, qui fuit l’Europe nazie pour le Mexique au bras du poète Benjamin Péret, et dont les mises en scène ésotérico-médiévales relèvent tout autant du champ magnétique.
« Dans le surréalisme, la femme aura été aimée et célébrée comme la grande promesse, celle qui subsiste après avoir été tenue », espérait Breton. Cela ne l’empêchait pas, avec son sens de la contradiction, de proposer à l’entrée « Femme » du Dictionnaire abrégé du surréalisme qu’il rédigea avec Eluard, cette citation pas très féministe de Baudelaire : « La femme est fatalement suggestive ; elle vit d’une autre vie que la sienne propre, elle vit spirituellement dans les imaginations. » Modèle, muse, inspiratrice, donc.
Mais un objet de désir est-il capable de penser, voire de créer ? Même dans le mouvement dont les tracts clamaient « Si vous aimez l’amour, vous aimerez le surréalisme ! », rien n’est moins sûr. Lorsque la cinéaste Germaine Dulac adapta le scénario d’Antonin Artaud pour tourner La Coquille et le Clergyman (1928), elle paya cher ce prétendu affront : elle se fit traiter de « vache » en public par des poètes, en l’occurrence guère inspirés. Payait-elle aussi son divorce, et son homosexualité revendiquée ? Aujourd’hui, son film magnifiquement anar est de toutes les anthologies surréalistes, à l’égal du Chien andalou (1929) de Bunuel.
Quant à Meret Oppenheim, qui imagina avec son petit-déjeuner recouvert de fourrure une des icônes les plus populaires du mouvement, elle cessera de créer pendant vingt ans, jusqu’au mitan des années 1950, déçue par la réception de son œuvre par les membres du mouvement et leur phallocratie mal assumée. On la connaît comme la sensuelle silhouette de la série Erotique voilée de Man Ray ; mais elle fut loin de se contenter de faire modèle. De la radiographie de son crâne, oreilles serties de créoles, à sa chope de bière assortie d’une queue d’écureuil, elle fut fidèle jusqu’au bout à l’esprit de Breton, tout en revendiquant, comme chacune de ses comparses, sa singularité. « La liberté ne nous est pas donnée, il faut la prendre », clamait-elle.
En rassemblant dix-huit créatrices proches du mouvement, le musée andalou tente de comprendre cette injustice et d’y remédier
Miroirs et masques, identités troubles… L’œuvre de ces artistes fait écho aux révolutions de genre du siècle passé. Pas plus que leurs acolytes masculins, aucune n’échappe au constat rimbaldien : « Je est un autre. » Dans ses autoportraits photographiques, Claude Cahun fuit toutes les définitions, tous les attendus : la voilà tour à tour hermaphrodite, bouddha, Barbe-Bleue. Sphinge reine chez l’ensorceleuse Leonor Fini, créature en manteau d’algues chez Maruja Mallo, passe-muraille chez Toyen… Sous leurs pinceaux, la femme est infiniment multiple. Explosante-fixe, aurait écrit Breton. A l’instar de L’Esprit de la nuit de Remedios Varo, une superbe gouache noire, test de Rorschach d’où surgit une impériale femme insecte.
La biographie de la plupart de ces artistes suffit à dire combien leur lutte pour la reconnaissance fut âpre, voire dramatique. L’Américaine Kay Sage se suicida juste après avoir terminé le catalogue raisonné de son époux, le peintre Yves Tanguy. Nadja, la passante voyante, mourut à 39 ans dans un asile d’aliénés, en pleine seconde guerre mondiale. Valentine Hugo, dont est exposée une poétique Aube à la mine de plomb, finit dans une terrible solitude. N’être que des « femmes de », voire plagier leurs époux, beaucoup ont souffert de ce préjugé…
Passion destructrice
Pourtant, les déserts métaphysiques dépeints dans des tonalités de glaise et de glace par Kay Sage rivalisent de mystère avec les marines de Tanguy. Quant à Leonora Carrington, on oublie souvent de mentionner qu’elle a nourri de son amour des contes et légendes les songes de Max Ernst, son amant des années de guerre.
A ce titre, Unica Zürn est certainement la plus singulière de toutes. Sublime poupée d’Hans Bellmer, à qui la liait une passion destructrice, elle se jeta par la fenêtre de leur appartement lors d’une permission de sortie de l’asile psychiatrique où elle faisait des séjours réguliers. Longtemps confinée au domaine de l’art brut, elle est enfin, depuis quelques années, reconnue à sa juste valeur.
Comme nul autre, elle s’est lancée dans les feux du dessin automatique, engendrant des chaos bizarrement ordonnés de points et lignes : les visages s’y fondent et se confondent dans des brouillards cryptés, compositions arachnéennes d’encre noire et de tourments. Oublier la réalité, Unica Zürn n’avait que ce désir en tête. Elle fut si voyante qu’elle y perdit la vie.
Nous sommes pleinement libres, les femmes artistes et le surréalisme, Museo Picasso, à Malaga. Jusqu’au 28 janvier.
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