mardi 12 septembre 2017

Pratiquée jusque dans les années 80, la lobotomie visait surtout les femmes

Sur les 1 340 opérations menées en France, Belgique et Suisse entre 1935 et 1985, 84 % des patients étaient des patientes. Retour sur une des pages les plus noires de l’histoire de la psychiatrie.

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La publication est brève, presque sibylline. Glissée à la fin de la page « Correspondance » de la revue Nature, elle n’a pas tout à fait le statut des articles du prestigieux journal scientifique. Pourtant les quelques lignes rédigées par les trois neurochirurgiens français Louis-Marie Terrier (hôpital Bretonneau, Tours), Marc Lévêque (hôpital privé Beauregard, Marseille) et Aymeric Amelot (Pitié-Salpêtrière, Paris) cachent une sombre pépite, de quoi ternir encore un peu une des pages les plus noires de l’histoire de la psychiatrie.


En compilant les publications relatant les opérations de lobotomie réalisées en France, Suisse et Belgique, entre 1935 et 1985, les trois médecins ont découvert que 84 % des patients – devrait-on dire des victimes ? – de cette chirurgie du cerveau étaient des femmes.

Difficile de l’imaginer, mais la ­lobotomie n’a pas toujours traîné la réputation qui est la sienne aujourd’hui. En 1949, son inventeur, le Portugais Egas Moniz (1874-1855), a même été récompensé du prix Nobel.

En 1935, il a pour la première fois percé des trous des deux côtés du crâne d’un malade puis injecté une solution d’alcool pur dans les lobes frontaux pour éliminer des fibres blanches. L’heureux bénéficiaire de cet exploit est déjà une femme, une ancienne prostituée de 63 ans souffrant de mélancolie et de paranoïa. A en croire le médecin, ses pics de furie en sortiront diminués, pas ses gouffres de tristesse. Il conclura pourtant au succès.


Tombée en désuétude


La nouvelle pratique met quelques années à convaincre. Mais à la sortie de la guerre, elle s’impose peu à peu en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. « Le monde était dans un chaos majeur et les psychiatres étaient démunis. Les asiles étaient pleins, les aliénés enfermés et entravés. Les seuls traitements consistaient en des bains chauds ou des thérapies de choc », rappelle Louis-Marie Terrier.

Certains malades étaient ainsi plongés dans des comas hypoglycémiques, d’autres se voyaient injecter le parasite du paludisme – la malariathérapie avait elle aussi été récompensée par un Nobel (1927).

Les Etats-Unis sont de loin les plus actifs. Walter Freeman y popularise la méthode dite du « pic à glace » : plutôt que d’ouvrir le crâne, il retourne la paupière et ­enfonce une aiguille dans le toit du globe oculaire. La matière blanche du lobe frontal se trouve juste derrière. Sans anesthésie, ni asepsie chirurgicale, il « opère » dans une camionnette à travers le pays. On lui doit environ 4 000 interventions, dont celle pratiquée sur la sœur de John Fitzgerald Kennedy, qui restera handicapée à vie.

En 1954, la découverte des premiers neuroleptiques marque la fin des années fastes. « A partir des années 1960, la lobotomie tombe en désuétude en France », souligne Marc Lévêque, également auteur, avec Sandrine Cabut, journaliste au Monde, de La Chirurgie de l’âme (JC Lattès, 300 p., 20,90 €). Elle ne disparaît pas pour autant. Quelques opérations continuent d’avoir lieu jusqu’aux années 1980 et même encore en 1991 : sur un homme de 23 ans souffrant de psychose agressive.


Femmes et enfants d’abord


Pas de chance pour lui, voudrait-on dire. Car ce sont bien les femmes qui ont payé le plus lourd tribut. Comme Moniz, Freeman s’est fait la main sur une femme, dépressive agitée, en 1937. Une autre femme, maniaco-dépressive, a subi sa première lobotomie transorbitaire en 1946.

En France, Suisse et Belgique, les 48 publications et trois thèses de médecine retrouvées par Louis-Marie Terrier détaillent 1 344 lobotomies. Et dans 84 % des cas où le sexe du patient est précisé, il s’agit d’une femme.

Les raisons de ce déséquilibre restent mystérieuses. Les femmes n’étaient pas surreprésentées dans les hôpitaux psychiatriques pendant ces années-là, au contraire. De même, plus de la moitié des ­patients opérés par lobotomie souffraient de schizophrénie, une pathologie plutôt… masculine. Alors les médecins extrapolent. « Les femmes n’avaient alors ni la même place, ni les mêmes droits qu’aujourd’hui, rappelle Marc ­Lévêque. Elles venaient d’obtenir le droit de vote (1944), ne pouvaient ouvrir seules un compte en banque (1965). »

A regarder les témoignages rassemblés par les trois médecins, on voit ainsi apparaître la ­satisfaction de certains maris après des opérations qui ont laissé leur conjointe apathique. Ajoutons que dans les statistiques apparaissent aussi 22 enfants dont la lobotomie aurait, comme le dit un médecin « restauré la paix du foyer ».


« Sommes-nous à l’abri de ça ? »


Autant de tristes souvenirs d’un passé révolu ? En France, sans aucun doute. La stimulation cérébrale profonde, aujourd’hui évaluée dans plusieurs maladies psychiatriques, « est adaptable et ­réversible, insiste Marc Lévêque. Mais en Chine, en Colombie ou au Mexique, on réhabilite les pratiques lésionnelles ».
Le psychiatre Carlos Parada, auteur de Toucher le cerveau, changer l’esprit (PUF, 2016), va plus loin. « Le temps n’est pas coupé en deux : eux les barbares et nous les vertueux scientifiques. Ils avançaient des mobiles purement scientifiques qui en cachaient souvent d’autres. Mais sommes-nous à l’abri de ça, en Chine… ou en France ? J’ai des doutes. »

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