mardi 12 septembre 2017

Dans l’ombre de Frantz Fanon, penseur majeur du postcolonialisme

A la fin des années 1950, Marie-Jeanne Manuellan fut l’assistante du psychiatre et essayiste antillais. Un homme déroutant qu’elle évoque dans un livre.


LE MONDE | Par 
Marie-Jeanne Manuellan, ancienne secrétaire de Frantz Fanon, à Viam (Corrèze), le 14 août.
Marie-Jeanne Manuellan, ancienne secrétaire de Frantz Fanon, à Viam (Corrèze), le 14 août. CLAUDE PAUQUET/AGENCE VU POUR « LE MONDE »

Son bureau n’a pas de porte et, à vrai dire, ce n’est pas un bureau : un genre de cagibi, ouvert sur le couloir. Chaque matin, en cette année 1958, la jeune femme traverse Tunis pour s’asseoir là. Elle attend. Quoi ? Elle l’ignore. Le médecin-chef, son supérieur, ne lui adresse pas la parole. Son regard la traverse comme si elle n’existait pas. Parfois, elle attrape au vol une de ses phrases et la remâche des journées entières. Un exemple ? « Dans la culture arabe, le sein n’est pas un objet érotique. »

A l’hôpital psychiatrique de Tunis, elle est la seule Française du service, elle, Marie-Jeanne Manuellan, 31 ans, née Vacher à Meymac (Corrèze). Jupe à carreaux, trois enfants, assistante sociale appliquée, mariée à un coopérant. Dans l’équipe, les autres sont tous tunisiens ou algériens. Manuellan ne connaît rien à la psychiatrie. Tant pis. La Tunisie, qui vient de gagner son indépendance, l’a nommée là pour montrer que le nouveau gouvernement fait mieux qu’au temps du protectorat.

Dans le service, le médecin-chef ne « fréquente pas les Français ». Il l’a avertie d’un ton glacial en précisant : « J’ai des responsabilités au FLN », le Front de libération nationale, en pleine lutte pour l’indépendance de l’Algérie. La jeune femme prévient son mari : « Je suis tombée sur un sadique. » Le « Sadique », c’est lui, Frantz Fanon, 33 ans et déjà tout à la fois : psychiatre fervent de l’anti-psychiatrie, essayiste en vue, Nègre tonnant contre la négritude, révolutionnaire et fils de famille en Martinique.


Manuellan passe deux mois dans le cagibi. Jusqu’au jour où le Sadique se plante devant elle : « Vous allez me suivre pendant les visites, écouter et noter tout ce que je dis. » Il la présente aux malades : « Cette dame n’est pas une dame, c’est un magnétophone. » Pendant trois ans, elle sera son assistante.


Les tribulations du Sadique et du Magnétophone


Fanon est ce genre d’homme qui met tout le monde mal à l’aise, ce Français né aux Antilles qui a choisi de mourir algérien, un pays qui n’existe pas alors et dont il ne parle pas la langue. Même ceux qui l’ont connu refusent souvent, aujourd’hui encore, de l’évoquer. Seules quelques anecdotes tournent en boucle, toujours les mêmes. A 89 ans, Marie-Jeanne Manuellan vient de publier Sous la dictée de Fanon (édition L’Amourier, 190 pages, 16,15 euros), un livre qui donne – pour la première fois ou presque – l’impression de l’approcher. Les tribulations du Sadique et du Magnétophone deviennent alors une page d’histoire…

« Moi, la Tunisie, je ne connaissais pas, se souvient-elle, assise dans la ferme familiale en Corrèze. J’ai suivi mon mari en épouse soumise. » Avec le temps, la mère de famille réservée a tout de même attrapé quelque chose du Sadique, « insolente et agressive », dit-elle d’elle-même. Un ministre lui a demandé un jour : « Il paraît que Fanon était cassant ? » Elle a répondu : « Oui, avec ceux qu’il méprisait. »

En 1958, à l’hôpital de Tunis, ça se bouscule à la consultation du docteur. Le service, c’est lui. « On avait l’impression qu’il allait toujours se passer quelque chose d’exaltant », poursuit Marie-JeanneLe Magnétophone va d’étonnement en étonnement, notant des mots sans les comprendre – « nygtasmus » ? –, effrayée à l’idée que son orthographe le mécontente. Il lui « fout la trouille », comme son père quand elle était enfant.

Les collègues savent peu de chose, au fond, de ce Fanon. Toute question sur sa vie est coupée d’un lapidaire « superflu », même quand Jean-Paul Sartre en personne s’y risquera. On connaît sa femme, bien sûr, Josie. Elle blanche, lui noir. Et alors ? On n’est noir que dans le regard des Blancs, disait-il à l’époque de leur mariage, à Lyon. Il avait 23 ans, bonne famille, brillant étudiant de la République. Son premier livre, Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952venait de sortir. Une dénonciation du racisme en France, certes, mais son espoir, démesuré, affleurait entre les lignes : « Libérer l’homme de couleur de lui-même. »


Expulsé d’Algérie en 1956


A l’hôpital, le psychiatre oblige Marie-Jeanne à entendre un réfugié algérien, torturé par un policier. Elle a honte d’être française mais comprend que les hôpitaux psychiatriques sont d’implacables observatoires. Le premier poste de Fanon était à Blida, en Algérie, fin 1953. « Cela avait été un choc pour lui, il y revenait sans cesse », témoigne-t-elle.

Patients européens et indigènes vivaient séparés. L’empire colonial français – qui a toujours nié se fonder sur des différences raciales – professait le primitivisme : « L’indigène nord-africain est un être primitif au cortex peu évolué et à la vie végétative », écrivait alors Antoine Porot, fondateur de l’Ecole de psychiatrie d’Alger.

Fanon n’a, à l’époque, jamais milité dans un parti, « ce n’était pas sa culture, ça se voyait », assure Marie-Jeanne. Sa révolution commence donc en blouse blanche : « décoloniser » les esprits, mettre en lumière les traumatismes psychologiques provoqués par le colonialisme. Il soigne à la fois ceux qui ont pratiqué la torture et ceux qui l’ont subie, refusant de livrer les uns ou les autres au camp adverse. Le FLN clandestin, en manque de « médecins sûrs », finit par l’approcher. Il est expulsé d’Algérie en 1956.

La même année, l’indépendance de la Tunisie fait de ce pays la base arrière du FLN : 150 000 Algériens y vivent, combattants ou politiques, un état dans l’Etat. Fanon en est le porte-parole. « On les voyait en héros, moi y compris », se souvient Manuellan.

Jeune fille, elle avait adhéré au Parti communiste (PC), comme la cousine Jeanne, à qui elle trouvait « du lustre », une rousse splendide, institutrice et violonniste. « On croyait aux engagements qui donnent un sens à la vie. » A une camarade, elle demande : « C’est comment, l’amour chez les communistes ? » L’autre : « On a un copain, et voilà. » Pour Marie-Jeanne, ce sera Gilbert. Ensemble, ils quittent le parti après l’insurrection hongroise de 1956 et s’installent en Tunisie.

« Débrouillez-vous »


La machine à écrire, de marque Japy, achetée à la demande de Frantz Fanon, sur laquelle Marie-Jeanne Manuellan a saisi deux ouvrages de l’écrivain.
La machine à écrire, de marque Japy, achetée à la demande de Frantz Fanon, sur laquelle Marie-Jeanne Manuellan a saisi deux ouvrages de l’écrivain. CLAUDE PAUQUET/AGENCE VU POUR « LE MONDE »

A l’hôpital de Tunis, un interne annonce au Magnétophone : « Le patron veut vous voir. » On est en juin 1959. Aussitôt, elle pense : « Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? » Fanon est dans le plâtre, après un accident.

Elle (prudente) : « Comment ça va ? »

Lui (mal-aimable) : « Comme vous voyez. »

Il la regarde si longuement qu’elle en est gênée. Puis, comme un reproche : « Vous, ça a l’air d’aller, en tout cas ». Il continue. « On va faire un livre. » Elle est éblouie. Il demande : « Vous tapez à la machine ? » Elle ne sait pas, bien sûr.

Lui : « Débrouillez-vous. »

C’est une de ses expressions favorites. Elle achète une méthode de dactylo et une machine d’occasion, qu’elle trimballera toute sa vie. Fanon tempête : elle ne va pas assez vite. Il est décidé qu’elle notera à la main de 7 heures à 9 heures à l’hôpital, puis retapera le soir chez elle. Commentaire du mari : « Ce Fanon a un culot monstre. Il te tyrannise, et toi, tu fonces. »

C’est le petit matin dans le bureau de Fanon, une pièce toute nue. Il marche de long en large, « un homme beau, élégant, même si ça me gêne de le dire à cause des clichés sur les Noirs », confesse la vieille dame. Sans une note ni une hésitation, il déclame son livre. « Sa pensée semblait naître du mouvement de son corps, quelque chose de physique. »


Une intimité s’installe


A Noël 1959, Fanon lui demande ce qu’elle fera au réveillon.

Elle : « Une fête chez nous. »

Lui : « Et moi, pourquoi vous ne m’invitez pas ? »

Elle : « Il y aura des Français, vous ne les fréquentez pas. »

Lui : « S’ils sont comme Jean-Paul Sartre, je ne suis pas contre. »
Les Manuellan sont catastrophés : Fanon l’austère et son humour réfrigérant vont torpiller la fête. Comment imaginer danser devant lui ? Marie-Jeanne aime danser. Au réveillon, le Sadique boit du Johnnie Walker. Il danse avec elle sur Petite fleur, de Sidney Bechet. Un invité photographie la soirée. Fanon détruit la pellicule. Aujourd’hui, il doit circuler cinq photos de lui, pas plus.

A Tunis, une intimité s’installe avec les Manuellan. Les dimanches à la plage où Fanon s’obstine à rester habillé. La belote. Le cinéma, où il s’assoit au premier rang, révélant la myopie qu’il a toujours planquée. Les discussions politiques où l’on critique Habib Bourguiba, le président tunisien, mais jamais le FLN. Fanon chante des biguines antillaises. La maison Manuellan devient un des rares lieux où il évoque ses 18 ans en Martinique, cette année 1943, quand il s’engage dans les troupes du géneral de Gaulle. « Une guerre de Blancs », jugent alors certains Antillais. Fanon, lui, parle de liberté, qu’on soit « blanc, noir ou jaune ».

C’est chez les Manuellan, encore, qu’il sonne un matin de 1961 : « Asseyez-vous, je vais vous en apprendre une bien bonne. J’ai une leucémie. » Puis aussitôt : « Mais je me vais me défendre. »

Elle : « Comment ? »

Il se tape le front : « Avec le cortex. » Au début, il se croit plus fort que le mal. Elle aussi. Il pense déjà à un nouveau livre, l’autre est sorti l’année précédente. Les dictées recommencent, comme si la leucémie n’était qu’une péripétie. Jean-Paul Sartre a accepté d’écrire la préface, il tient le Sadique pour un homme exceptionnel.


Une « icône quasi-warholienne » de l’émancipation


A l’hiver 1961, Les Damnés de la terre (Maspero, puis réédité chez La Découverte) sont saisis dès la sortie. Dès la première page, la ligne est claire : la décolonisation ne se fera que « dans un affrontement décisif et meurtrier ». Puis, « au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, (…) le réhabilite à ses propres yeux ». En pleine guerre d’Algérie, son image vole en éclats, même chez des proches ou des militants de l’indépendance. « Quand je prononçais son nom, je prenais des coups de sabots : on le traitait de fou sanguinaire », se souvient Manuellan.

Fanon est hospitalisé. Il écrit à sa femme : « Je sens que la catastrophe approche. Je t’ai revue montant l’escalier du théâtre à Lyon. » Ils s’étaient rencontrés là. Il meurt le 6 décembre 1961. Trois mois plus tard, l’Algérie fête son indépendance.

Combien sont ensuite venus d’Afrique ou des Amériques interroger Marie-Jeanne sur son ancien chef ? Dès les années 1960, les tiers-mondistes ou les mouvements noirs aux Etats-Unis ont fait de lui une « icône quasi-warholienne » de l’émancipation, selon l’essayiste Adam Shatz.

Les grandes universités anglo-saxonnes le tiennent pour un penseur majeur du postcolonial. Mais, en France, le postcolonial est un sujet de polémique, pas d’études. Ici, c’est dans les années 2000 qu’une nouvelle génération militante s’en empare, en partie issue de l’émigration et pour qui la question coloniale, justement, est une clé du présent. Tout ce qui gênait leurs aînés chez Fanon les enchante au contraire, ses identités instables, ses choix qui se radicalisent, les uns après les autres.

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Marie-Jeanne Manuellan rentre à Paris en 1967. A 35 ans, elle reprend des études de psycho. « Fanon m’a rendue libre. » On lui conseille une psychanalyse. Elle hésite, estimant que c’était pour lui, pas pour elle. Le Sadique comptait en entamer une, sitôt finie cette « foutue histoire algérienne ». Le Magnétophone prend tout de même rendez-vous chez un analyste. En le voyant, elle fond en larmes. « Je croyais que vous étiez noir. »

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