lundi 17 octobre 2016

« Les industriels du médicament doivent cesser d’évaluer eux-mêmes leurs produits »

Selon le chercheur Bruno Falissard, il n’y a pas de conflit d’intérêts plus manifeste que de laisser les firmes pharmaceutiques apprécier les effets indésirables des traitements.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO
Pour évaluer un médicament, il arrive que l’on dépense en une seule étude plus de 100 millions d’euros. Avec une telle débauche de moyens, on devrait tout savoir ou presque : effets indésirables, probabilité de guérison, etc. A l’évidence, ce n’est pas le cas et le scandale de la Dépakine donnée aux femmes enceintes en est une nouvelle preuve. Pourquoi cela ? Parce que la question de l’évaluation des médicaments est redoutable, bien plus qu’on ne pourrait l’imaginer.

Prenez l’exemple de l’efficacité d’un antidiabétique. Le diabète, c’est trop de sucre dans le sang. Donc plus un médicament fait baisser ce taux de sucre, plus il est efficace pour soigner le diabète. Logique, non ? Oui mais, si le sucre baisse trop, le patient risque de faire des malaises… Et puis le vrai problème du diabète, ce sont les complications à long terme : infarctus, cécité, insuffisance rénale, etc. Voilà donc les critères d’efficacité que l’on devrait évaluer. Mais pour cela il faudrait encore plus d’argent. Il faudrait attendre de longues années. La licence du médicament deviendra alors obsolète, et aucune firme ne se lancera dans une telle entreprise…
L’absence d’efficacité n’a jamais fait scandale
Venons-en aux effets indésirables. Ce sont eux, bien plus que l’efficacité, qui ont depuis toujours obsédé les autorités de santé. En effet, dans ce domaine, les scandales ont toujours concerné les effets indésirables et jamais une absence d’efficacité. Voilà qui est peut-être à méditer.
Premier problème méthodologique : on sait les bénéfices que l’on attend d’un médicament (soulager des symptômes, guérir une maladie), on ne sait pas si souvent deviner par avance les problèmes qu’il va poser (c’est typiquement le cas de la Dépakine). Or il est bien plus aisé de trouver ce que l’on cherche que de trouver ce que l’on ignore et que l’on craint de découvrir. Par ailleurs, les études cliniques comptent en général de quelques centaines à quelques milliers de sujets. Pour des raisons statistiques, ces études ne permettent pas de déceler les effets indésirables rares mais graves.
Ces problèmes méthodologiques ne sont pas les seuls, il y en a de bien plus pernicieux. Dans les études cliniques, ce sont les médecins investigateurs qui ont comme tâche de recueillir les effets indésirables. Or les médecins ne sont pas bons pour ce genre de mission. Un médecin a les plus grandes difficultés à penser qu’il peut faire du mal à ses patients. Le médecin choisit avec art le meilleur traitement possible pour celui ou celle qui vient le consulter. Sa conviction en une guérison future est un élément non négligeable du soin.
Comment imaginer alors que ce traitement va faire du mal, et non du bien ? Cela peut paraître irrationnel, voire puéril, mais dans un métier où les émotions jouent un rôle si important il ne faut pas s’en étonner. On pourrait alors imaginer que les promoteurs des études renforcent au maximum la rigueur du recueil d’informations relatives aux effets indésirables. Mais ces promoteurs sont les firmes pharmaceutiques qui développent et vont commercialiser le produit évalué.
Comment peut-on imaginer qu’un industriel qui va gagner de l’argent avec un médicament soit le mieux placé pour en apprécier les aspects problématiques ? Il n’y a pas de conflit d’intérêts plus manifeste. Au total, les effets indésirables ne sont pas bien évalués, et ce n’est qu’avec le temps, beaucoup de temps, que l’on peut être en totale confiance avec un médicament. Ce qui laisse bien entendu la porte ouverte aux drames auxquels nous sommes trop régulièrement confrontés, en particulier quand il s’agit de médicaments destinés aux femmes enceintes.
En effet, dans ce cas, tout est là pour ne pas évaluer rationnellement le risque médicamenteux : les patientes seront à l’évidence réticentes pour accepter de participer à une étude au risque de nuire à l’enfant qu’elles portent, les firmes n’y trouveront pas d’intérêt (marché trop petit, risque juridique trop élevé), les autorités seront embarrassées d’imposer de telles expérimentations, comme cela a été fait pourtant avec bonheur pour les médicaments pédiatriques.
Prendre le temps, ça n’est pas au goût du jour
Alors comment faire ? Pas de solution miracle. Il faut encore et toujours prendre le temps de discuter avec nos patientes (il n’est pas toujours si facile de savoir quand une femme bénéficie d’une contraception efficace ou de connaître son désir de grossesse). Mais prendre le temps, ça n’est pas au goût du jour. Les études épidémiologiques ont également un rôle évident à jouer.
La constitution de registres permettant le suivi à long terme des femmes exposées et de leurs enfants est indispensable. Il en est de même de l’analyse au fil de l’eau des données de l’assurance-maladie, fantastique filon pour signaler au plus tôt toute situation inquiétante.
Ces progrès nécessaires n’empêcheront sûrement pas de penser à des changements plus profonds. Les industriels du médicament découvrent et développent des produits qui sauvent des vies. Bravo. Mais ça ne doit pas être à eux de les évaluer. Cette situation est aussi absurde que contre-productive. Enfin, les médecins doivent se rappeler à l’infini que chaque fois qu’ils prescrivent un médicament, ce dernier peut faire le bien comme le mal.
Bruno Falissard est pédopsychiatre et épidémiologiste (Inserm Paris), et ­professeur de Santé publique à la faculté de médecine Paris-Sud. Il est ­aussi consultant en méthodologie et statistique pour un grand nombre de firmes pharmaceutiques.

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