jeudi 11 février 2016

Et si une dépénalisation « contrôlée » du cannabis était la solution ?

Alain Dorra
| 12.02.2016
En France, où l’usage du cannabis est puni par la loi, l’efficacité de cette politique laisse à désirer : l’Hexagone est le premier pays consommateur de ce stupéfiant en Europe. Les scientifiques se déclarent, en majorité, favorables à une évolution de la législation. Seront-ils écoutés

Tandis que la France peine à modifier sa position en matière de cannabis, plusieurs pays ont vu leur législation en la matière évoluer ces dernières années. À commencer par les États-Unis où on compte désormais deux états où l'usage récréatif et le commerce du cannabis sont légaux, l’état de Washington et le Colorado, mais aussi une douzaine où sa consommation est décriminalisée ou autorisée pour usage médical. Et dans son discours de politique générale pour l’année 2016, le Premier ministre canadien Julien Trudeau s’est engagé à dépénaliser la consommation de cette drogue.


En France, où l’usage de cannabis est puni par la loi, force est de constater que l’efficacité de cette politique ne semble pas concluante. Notre pays est en effet le premier pour la consommation de ce stupéfiant en Europe, à égalité avec la République tchèque. Selon l’Office français des drogues et toxicomanies (OFDT), en 2014, dans l’Hexagone, 17 millions de personnes déclaraient avoir déjà pris du cannabis au cours de leur vie, 4,6 million au cours de l’année, 1,4 million au moins dix fois au cours du mois et 700 000 quotidiennement. La consommation actuelle concerne surtout les plus jeunes (28 % chez les 18-25 ans). Et parmi les usagers actuels, 21 % sont identifiés comme à risque faible et 20 % à risque élevé d’abus ou de dépendance.
 

Ni légalisation, ni dépénalisation chez les mineurs

Face à cette situation, quelles mesures doivent prendre les autorités sanitaires ? Pour le Dr Olivier Phan (responsable de la consultation jeune consommateur, centre Pierre-Nicolle, Paris), la nocivité du cannabis ne fait aucun doute. Et les recherches les plus probantes sur le sujet ont été effectuées chez les ados. Ce sont eux, en effet, les plus touchés par les effets secondaires de la drogue.

Ainsi, le cannabis perturbe la conduite automobile, certes moins que l’alcool, mais chez des jeunes déjà enclins aux conduites à risque, cet effet « prise de risque » va être majoré par la consommation de ce stupéfiant.

Les troubles cognitifs de la mémoire consécutifs à cette consommation ont également fait l’objet de nombreuses études. Dans un travail effectué chez des sujets dépendant au cannabis, 76 % d’entre eux rapportaient des troubles de la mémoire et 70 % des troubles de l’attention (Dervaux et coll, 2011). Une récente étude du Jama menée chez des sujets de 18 à 30 ans montre aussi que des antécédents d’intoxication cannabique sont liés à des troubles de la mémoire verbale (Reto Auer et coll, 2016).

On a d’autre part prouvé que chez le volontaire sain, le cannabis induit dans les 6 heures suivant son usage des troubles de l’attention et de la mémoire en particulier de la mémoire de travail (Crean et coll, 2011). « Or il est évident qu’une perte de mémoire à court terme va entraîner une perte de chance pour l’avenir puisque c’est pendant sa scolarité que l’on utilise le plus sa mémoire de travail. », explique le Dr Phan.

Par ailleurs, la consommation de cannabis entraîne un ralentissement du temps de réaction et des troubles de la planification et de la prise de décision (Morrison et coll, 2009). Ces troubles cognitifs associés à un usage chronique sont liés à la dose, à la fréquence de la consommation, à la durée d’exposition, et à la précocité de la première consommation, surtout avant l’âge de 15 ans (Schweinburg et coll, 2008).

« D’autres recherches sur la diminution de QI induites par le cannabis chez les adolescents ont souligné l’importance de la répercussion des consommations précoces », souligne Olivier Phan. Dans une cohorte de 1 307 sujets, les consommateurs de cannabis présentaient plus de troubles cognitifs que les sujets abstinents. En outre, chez ceux qui avaient débuté leur consommation avant l’âge de 18 ans on notait en moyenne une baisse de 8 points du QI par rapport aux sujets ayant commencé leur intoxication après 18 ans. Et la sévérité des troubles cognitifs à 38 ans dépendait plus de la précocité de l’âge de début de la consommation que de la quantité cumulée consommée (Meier et coll, 2012).

« Enfin, la consommation régulière de cannabis précipiterait la survenue de schizophrénie et de dépressions chez l’adolescent », constate le Dr Phan. Dans l’étude National Comorbidity Survey, sur près de 7 000 sujets, les consommateurs de cannabis avaient 1,6 fois plus de risques de présenter un épisode dépressif majeur (Chen et coll, 2002). Quant au risque de schizophrénie, après exposition au cannabis, il est supérieur chez les sujets ayant des antécédents familiaux de psychose ou de schizophrénie, mais aussi chez ceux qui ont des symptômes psychotiques atténués (Barkus et coll, 2006). Le cannabis pourrait donc avoir une influence supérieure chez les sujets possédant à la fois un risque familial et clinique. (Stowkowy et Addington, 2013). 

Là encore, la précocité de la prise de drogue est un facteur aggravant. « Le symbole de la loi est important chez les mineurs »,  conclut le psychiatre, pour qui « le cannabis ne doit être ni légalisé, ni dépénalisé dans cette catégorie de population ».

Autre son de cloche avec le Dr William Lowenstein président de SOS addictions. Il reconnaît les effets néfastes du cannabis, dont, notamment, la dépendance neurobiopsychologique que cette drogue induit. La prévalence de cette dépendance est estimée à 6,5 % chez les jeunes de 17 ans (Legleye et coll, 2011). Et environ 4 % des sujets qui ont expérimenté le cannabis au moins une fois deviennent dépendants dans les 12 mois suivants, la précocité de la consommation étant prédictive de dépendance ultérieure (Chen et coll, 2005). L’addictologue évoque aussi l’apparition d’un syndrome amotivationnel, chez les fumeurs réguliers de cannabis, caractérisé par l’anhédonie, le désintérêt, le détachement émotionnel, la perte de l’initiative, l’apragmatisme, la passivité, l’apathie, l’appauvrissement intellectuel et le retrait social (Laqueille et Dervaux, 2009).

Le Dr Lowenstein pointe également les risques de désocialisation et de déscolarisation liés à l’usage de marijuana. Cependant, il constate l’échec de la politique de pénalisation, dont la France est un des exemples. « C’est un système inefficace et coûteux qui a installé une économie parallèle mafieuse pour des décennies », dit-il.
 

Une régulation contrôlée de l’usage du cannabis.

Il est utile donc, selon le Dr Lowenstein de regarder les politiques appliquées ailleurs. Comme en Hollande où la stratégie mêle tolérance et décriminalisation. « Vingt ans plus tard, les Hollandais fument deux fois moins que les Français, moins précocement et moins intensément ». Aux Etats-Unis où le Colorado et l’état de Washington ont, en 2014, légalisé l’usage de cannabis avec une organisation étatique de la production et de la distribution, « on constate une absence d’augmentation de la consommation, une diminution de la délinquance, des coûts de police et de justice et une rentrée de taxes qui rapportent de l’argent à l’état », explique le Dr Lowenstein.

Autre exemple, le Portugal, où, depuis les années 2000, est suivie une politique d’incitation sanitaire, et où les usages des drogues ont été décriminalisés. Ne sont plus pénalisés que les trafiquants et les usagers qui ne font pas l’effort de la démarche thérapeutique. « Là aussi, les résultats sont globalement satisfaisants : moins de consommation et de problèmes de sécurité », d’après le toxicologue.

S’appuyant sur ces expériences étrangères, le Dr Lowenstein se déclare en faveur d’une « régulation contrôlée » - ni prohibition ni dépénalisation - où l’état s’investit dans la production du cannabis, dans sa délivrance, dans le suivi des consommations, « avec la mise en place d’une politique de réduction pragmatique des risques, comme on en a connu à travers le Sida et l’héroïnomanie ».
 

Une stratégie de  réduction des risques

Ce point de vue, axé sur la réduction des risques, rejoint celui du pneumologue Bertrand Dautzenberg. D’après ce dernier, « le mode majoritaire en France de consommation du cannabis sous forme de joint mélangeant résine et tabac (dans 4 cas sur cinq, Bellanger et coll, 2011), induit une exposition au THC, mais aussi à la nicotine ».

En France, 99 % des patients consultant pour dépendance au cannabis sont aussi des consommateurs de tabac. Et la précocité de consommation de cannabis augmente le risque de dépendance tabagique (Agrawal et coll, 2008). Pour éviter cette exposition tabagique, le Pr Dautzenberg émet une série de recommandations, notamment à l’intention des anciens fumeurs dépendant au tabac. Chez ceux consommant de la résine de cannabis, il conseille d’utiliser soit des plantes à fumer ou bien de ne consommer que des feuilles de cannabis (herbe), disponible sur internet, pour éviter la dépendance nicotinique en insistant sur le fait que l’arrêt de toute consommation est le bon objectif et que cet objectif de réduction des risques n’est qu’un pis-aller.

D’autre part, chez tout fumeur de cannabis, il convient, selon lui, de recommander, si l’on n’arrive pas à arrêter la consommation, la réduction du risque respiratoire en utilisant des systèmes de vaporisation (sans fumée) que l’on trouve actuellement surtout aux États-Unis. Pour le pneumologue, les risques pulmonaires sont a priori bien moindre qu’avec les joints. Les fumeurs réguliers de cannabis sont, en effet, plus fréquemment atteints que les non-fumeurs du symptôme de bronchite chronique, ainsi que d’emphysème, de manière dose-dépendante (Aldington et coll, 2007). Et les effets carcinogènes du cannabis sur les voies aériennes supérieures, retrouvés ou non selon les études, (Aldington et coll, 2008, Hall et Degenhart, 2009) sont indépendants de ceux liées au tabac.

Ces préconisations vont de pair, chez le Pr Dautzenberg, avec le souhait d’une réglementation qui ne soit pas pénale, permettant de faire de la prévention dans les écoles et sur le lieu de travail, ce qui devrait, pour lui, donner lieu à une diminution de la consommation.

La France va-t-elle dans les prochaines années suivre une évolution à l’américaine où la dépénalisation gagne de plus en plus de terrain ? Danielle Jourdain Meininger, présidente de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et conduites addictives (Mildeca), lors d’une réunion le 2 février, déclarait en réponse à la question « Y a-t-il un lien entre le niveau de consommation d’un pays et la politique pénale qu’il pratique ? » :  « C’est une question complexe à laquelle, à ce stade, on n’a pas vraiment de réponse. Car entrent en jeu non seulement la politique pénale, mais aussi l’efficacité des politiques de prévention et la manière, différente selon les pays, dont la société a un regard sur l’alcool, le tabac, la drogue. »

La position de la Mildeca est, en fait, celle d’une sorte de « dépénalisation » passant par la mise en place d’une contravention de 3e ou 5e classe (135 euros ou 1 500 euros), qui nécessiterait une modification de la loi de 1970, instituant les peines pour usages de drogue. Dans cette optique, la Mildeca travaille avec les parlementaires pour définir une stratégie de protection des jeunes, qui gomme les effets nocifs de la pénalisation.
 

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