samedi 8 août 2015

Gaëtan Gatian de Clérambault, le maître du regard

LE MONDE |  | Par 




Il fut un temps pas si lointain – un siècle et demi à peine – où les aliénés de la région parisienne étaient conduits au « Dépôt », avant d’être entassés, pêle-mêle, avec les criminels, vagabonds et autres prostituées. La situation s’améliora un tout petit peu au début des années 1870 lorsque fut créée l’Infirmerie spéciale de la préfecture de police, près de la Conciergerie, à Paris. C’est là, dans cette institution où, a priori, n’étaient acheminés que les seuls suspects d’aliénation mentale, qu’exerça, à partir de 1905, l’un des plus grands psychiatres de son temps, Gaëtan Gatian de Clérambault.


Ce théoricien de l’érotomanie, dont Jacques Lacan dira plus tard qu’il fut son « seul maître », était également photographe. Sans équivalent, son œuvre photographique et ethnographique, réalisée au Maroc à partir de 1915, n’eut qu’un seul thème, obsessionnel : l’amour fétiche pour le corps habillé de la femme, arabe de préférence.


Ainsi que le rapporte Elisabeth Roudinesco dans sa monumentale Histoire de la psychanalyse en 
France (Le Livre de Poche, 2 120 pages), ce « seigneur d’un autre temps » était né en 1872, à Bourges, dans une famille catholique de souche terrienne. Descendant d’Alfred de Vigny par sa mère et de René Descartes par son père, il suivit pendant deux ans les cours de l’Ecole des arts décoratifs de Paris avant, tradition familiale oblige, de se destiner au droit.


Deux mille patients observés chaque année


Dès sa licence terminée, contre l’avis de son père, il décide de faire médecine et de s’orienter vers la psychiatrie. En 1905, il devient médecin adjoint de l’Infirmerie spéciale, puis médecin chef en 1920. Durant les quatorze années où il régnera sur ces lieux, il fascinera son entourage, le jeune Lacan en tête, par une pratique clinique extraordinaire en ce qu’elle poussait le culte du regard à son paroxysme.

xDevenu presque aveugle à la suite d’une cataracte, M. de Clérambault se suicidera le 17 novembre 1934 dans sa maison de Montrouge en se tirant une balle dans la bouche après s’être placé face à son miroir. Dans un écrit posthume retrouvé peu après sa mort, il écrivait : « Nous tenons nos yeux à la disposition de tout confrère qui voudrait les examiner. » Pour sa part, Jacques Lacan, qui le connaissait depuis 1928, eut ce commentaire : « Il ne s’est pas raté, ça ne m’étonne pas. Cela ressemble à la phrase de Néron : Quel artiste je suis… »

Un artiste, tel fut-il en effet. Chez lui, résume d’une jolie formule Serge Tisseron, lui-même psychiatre et photographe, dans l’album fascinant qu’il lui a consacré (Gaëtan Gatian de Clérambault, psychiatre et photographe, Les Empêcheurs de penser en rond, 1990), « l’art du psychiatre tient de la tauromachie. Une tauromachie où les banderilles seraient remarquablement personnalisées ». Elisabeth Roudinesco le dit autrement : « Chez Clérambault, l’art de l’observation se confond avec une histoire de l’œil revue par Charcot et corrigée par Raymond Roussel. »

Chaque jour, vers 14 heures, Clérambault arrivait donc à l’Infirmerie spéciale. Toute son œuvre médicale procédera de ce qu’il fit là, décidant du sort des quelque deux mille patients qu’il observait chaque année : au total, plus de 13 000 certificats médico-légaux et 141 articles et communications. Capable de faire surgir un symptôme avec un mot, un geste ou même un dessin, il ne supportait pas que ses patients aient été vus par un autre médecin avant lui. Il les voulait « vierges ».


Artiste de la manipulation


Sans clientèle privée, il passe sa vie à perfectionner ce qu’Elisabeth Roudinesco décrit comme un « regard d’aigle ». En véritable artiste de la manipulation, il obtient des aveux à la manière d’un confesseur de génie. Afin d’établir le contact avec ses malades, il lui arrivait parfois de faire appel à la familiarité ou à l’argot : « Voyons, crapette… Pardon, madame et chère crapette. »

Cet aliéniste se passionnait pour les crises de l’épileptique, les hallucinations de l’intoxiqué ou du psychotique assiégé d’images, les accès de jouissance de la femme passionnée d’étoffes… Il expliquait que « de tels malades ne doivent pas être questionnés, mais manœuvrés, et, pour les manœuvrer, il n’y a qu’un seul moyen, les émouvoir ». « Au roman que Freud disait découvrir derrière les récits de ses patientes, Clérambault préfère le théâtre d’une relation dont il est totalement le metteur en scène, autrement dit le maître », écrit Serge Tisseron.

Autre différence avec Freud, Clérambault cherche à comprendre, pas à soigner. Il avait une théorie, celle de l’automatisme mental, qui lui permettait, disait-il, de classer, d’une part, les psychoses hallucinatoires et, de l’autre, les délires passionnels parmi lesquels il accordait une place privilégiée à l’érotomanie : la folie de l’amour chaste.

Un cas typique était celui d’une dame qui, se croyant aimée du roi d’Angleterre, avait traversé la Manche pour se rendre au rendez-vous qui lui avait été fixé. Dépitée de n’avoir point rencontré le souverain anglais, elle était rentrée à Paris fort mécontente, au point qu’elle avait giflé un policier. Ce fut le motif de sa comparution devant le grand Clérambault qui, après lui avoir extorqué des aveux, l’avait internée. Incurable, telle fut la sentence.


Passion pour les étoffes


La plupart de ceux qui virent Clérambault exercer son art le considéraient comme un génie. Ils saluaient l’immense talent de clinicien sans forcément bien comprendre son autre passion, pour les étoffes, les ourlés, les plissés et les froissés. Ce jouisseur d’images avait lui-même vécu un amour fou en « épousant » secrètement des figurines de cire, qui lui servaient de modèles pour son étude des drapés.

Voyageant au Maroc dès 1915 à l’occasion d’une affectation militaire, il avait entrepris de photographier des femmes drapées dans des étoffes. Ces photographies extraordinaires, dont certaines se trouvent au Musée de l’homme, à Paris, sont le plus souvent organisées en séries, de telle façon que seul soit visible l’enchaînement des postures. Rien de psychologique dans ce travail : seul l’étoffe l’intéresse, la cinétique du vêtement, son relief personnel, son modelé. Devant son objectif, les tissus cessent d’être des vêtements pour s’animer d’une vie propre.

Dès lors, on comprend mieux l’intérêt extrême de Clérambault pour les « passionnées d’étoffes », ces femmes dont la relation avec le tissu prend la forme d’un rapport amoureux complet. Ce qu’elles cherchent dans l’étoffe, note le psychiatre, c’est sa qualité de « partenaire cutané ». « Pour ces femmes, écrit Tisseron, l’étoffe ne rend pas l’homme désirable, elle le remplace. » Elle caresse la peau, elle crisse, elle crie.
« Avant Lacan, avant Breton, avant Bataille, note Elisabeth Roudinesco, Gaëtan le célibataire, Gaëtan le paranoïaque, Gaëtan le gendarme, Gaëtan le misogyne, renoue avec la scène de la Salpêtrière et transpose dans l’univers colonial du premier tiers du XXe siècle une vision de la femme que ses contemporains ont délaissée. Qu’elle prenne le nom de délire passionnel ou de passion du drapé, elle n’en demeure pas moins sexualisée de part en part. »

En ces temps de débats sur l’image de la femme telle qu’elle est projetée dans l’espace public et sur la licéité du « port du voile » dans nos sociétés laïques, l’interrogation, un siècle après, de l’œuvre de Clérambault se révèle passionnante. Dommage que ce maître du regard ne soit plus là. Il aurait sans doute fait valoir un point de vue détonnant.

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