jeudi 18 juin 2015

« Vice-Versa » : le freudisme réinterprété par des « toons » déjantés

LE MONDE |  | Par 

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Critique et présentation à écouter ici ...


Il faut bien reconnaître qu’on commençait à perdre espoir en Pixar, célèbre studio californien qui a transformé le visage de l’animation en troquant les crayons contre des ordinateurs, et a jalonné les années 2000 d’une moisson de chefs-d’œuvre (Toy StoryMonstres & Cie, Le Monde de NemoRatatouille).

Si l’on avait d’abord pu croire que son rachat par Disney, en 2006, sous ses allures de pacte faustien, n’entamerait en rien l’indépendance du capitaine John Lasseter et de son équipage (les splendides WALL-E et Là-haut avaient prouvé le contraire), l’enchaînement récent de suites insipides (Monstres AcademyCars 2) et de productions sous influence (Rebelle) laissaient craindre bien plus qu’une crise passagère d’inspiration. L’esprit singulier, la fluidité narrative, l’inventivité, la profondeur et l’universalité des productions Pixar allaient-ils être complètement digérés par la rationalité commerciale de l’hydre disneyienne ?

C’est donc avec un certain scepticisme qu’on aborde Vice-Versa et, dès son ouverture, l’installation d’un principe narratif consistant à mettre en parallèle la vie naissante d’une petite fille, Riley, avec les émotions qui se bousculent dans sa tête. Celles-ci sont personnifiées sous les traits d’une équipe de « toons » déjantés, dont chacun représente une humeur (Joie, Tristesse, Peur, Colère et Dégoût), aux commandes d’une tour de contrôle connectée à la vision de l’enfant. Le procédé fait d’abord craindre un gimmick simpliste, montrant l’intériorité de l’enfant comme une sorte de régie télé, mais surtout un régime distancié qui carburerait en permanence à l’autocommentaire.


Aventure cognitive


C’est tout le contraire qui se produit, grâce à l’étonnante force de redéploiement d’un film qui ne cesse d’étendre le champ des représentations mentales aux dimensions d’une audacieuse aventure cognitive. Le récit s’ouvre sur la naissance de Riley et commence par établir tout un ensemble de règles ludiques à mesure que se construit sa personnalité. Ainsi, les « toons », munis d’une console, ne font pas que répondre aux stimuli extérieurs, mais recueillent et teintent les souvenirs de l’enfant en autant de petites monades semblables à des boules de bowling.

Celles-ci stockées, leur énergie alimente des îlots, vastes constructions thématiques figurant les diverses régions du caractère de Riley (Famille, Honnêteté, Rigolade, Amitié, etc.). Frappent alors non seulement la drôlerie de ces représentations, mais surtout leur incroyable pertinence et, pour ainsi dire, leur parfaite « fonctionnalité ». L’esprit en formation n’est pas une salle de réunion, mais une machine instable à l’échelle d’un univers infiniment malléable, dont les multiples assemblages se montent et se démontent sans fin.

Très vite, Riley atteint l’âge de 11 ans et subit le déménagement de ses parents, d’un Minnesota rural et familier vers une masure décrépie et inconnue de San Francisco. Tout se transforme autour d’elle et en elle, à tel point que les mauvais affects menacent de tout emporter. Dans sa tête, la surchauffe émotionnelle expulse Joie et Tristesse hors de la tour de contrôle, et le film se transforme en véritable odyssée aux confins d’un esprit en détresse où tout s’écroule.


Le design rondelet des "toons" passe par le cubisme, puis l'allégorie d'un simple trait coloré.
Le design rondelet des "toons" passe par le cubisme, puis l'allégorie d'un simple trait coloré. PIXAR/THE WALT DISNEY COMPANY


Film-cerveau


Le foisonnement et l’inventivité figurative atteignent alors un niveau d’emballement insoupçonné, parvenant à mettre en récit les mécanismes psychologiques, dans ce qui apparaît comme un magistral digest de freudisme à hauteur d’enfant : la pensée comme un train volant qui relie toutes les régions de l’esprit, le rêve comme un studio hollywoodien où se tournent, la nuit, des feuilletons, le subconscient comme abysse insondable où les souvenirs se désintègrent. Le point culminant, où Vice-Versa confine au génie, revient à la traversée des zones de l’abstraction, où le design rondelet des « toons » passe par le cubisme, puis l’allégorie d’un simple trait coloré, l’ensemble basculant de la 3D à une 2D primitiviste.

Forte de son dualisme, la mise en scène de Pete Docter entremêle avec souplesse les temporalités et les points de vue, démultiplie les perceptions, pénètre les plis du temps et les courts-circuits de la pensée, dans une grande circulation des images-souvenirs qui n’a rien à envier au Marienbad, d’Alain Resnais. A ce titre, Vice-Versa, grand film-cerveau généré par ordinateur, nous parle de notre monde habité d’images, où chaque instant de notre vie est redoublé par un enregistrement et notre mémoire secondée par les disques durs où s’accumulent nos archives

Mais le plus bouleversant tient à ce que cette sophistication, cette folle complexité qui prend les chemins tortueux de l’esprit pour la route d’une aventure réticulaire, ne raconte rien ou si peu : des instants banals, du quotidien, la dépression d’une gamine qui décide de fuguer et rentre à la maison. Ce n’est rien et c’est tout, c’est minuscule et c’est immense, c’est vous et nous dans un mouchoir de poche.

Sous ses airs volubiles, Vice-Versa met en scène des événements déchirants, comme ces parts de nous-mêmes qui sombrent dans les limbes avec l’âge, ou le sacrifice consenti de nos doubles imaginaires dans la constitution de nos caractères. Il recèle surtout cet apprentissage essentiel : qu’il est indispensable de faire sa part à la tristesse. Qu’il y a autant de joie dans le chagrin, que de chagrin dans la joie. Que nos émotions sont perméables et que le plus beau don, dans la vie, reste celui des larmes.


Film d’animation américain de Pete Docter avec les voix d’Amy Poehler, Phyllis Smith, Bill Hader, Kyle MacLachlan (1 h 34). Sur le Web : films.disney.fr/vice-versa et movies.disney.com/inside-out

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