jeudi 2 avril 2015

Le bûcher des ardentes

LE MONDE DES LIVRES | Par 


Dans « Sorcière ? », le Macédonien Venko Andonovski évoque les procès en sorcellerie qui ont conduit tant de femmes à la mort. Un beau plaidoyer contre l’intolérance (Illustration : femme accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher, vers 1700).


Au premier abord, c’est l’histoire de quelqu’un qui écrit une histoire. Déjà vu ? Pas quand cette histoire est presque toujours tue. « Cela me frappe, explique Venko Andonovski, de passage à Paris en mars à l’occasion du Salon du ­livre. On parle de nombreux génocides – arménien, juif, ­khmer… –, mais on ­évoque rarement l’ampleur des massacres de femmes qui ont eu lieu à travers ­l’histoire. »

Né en 1964 à Kumanovo, en Macédoine, Venko Andonovski est professeur de littérature à l’université de Skopje, la capitale. Il est aussi sémioticien – un grand amateur de Gérard Genette, critique littéraire et auteur d’une trentaine d’œuvres en macédonien, récits, romans, pièces de théâtre, essais, couronnés par de nombreux prix. Andonovski raconte qu’un jour, alors qu’il résidait à l’université de Zagreb, en Croatie, comme professeur invité, il est tombé sur de vieux comptes rendus de procès en sorcellerie. « Peu de romans abordent ce thème, dit-il. Cela m’a donné envie de m’en emparer. » Au début de Sorcière ?, Andonovski a placé un paragraphe éloquent qui jette tout de suite le lecteur dans le vif du sujet : « En Europe, entre le Xe et le XVIIIsiècle, près d’un demi-million de femmes ont été condamnées au bûcher sous prétexte d’être des sorcières et d’avoir signé un pacte avec le diable, c’est-à-dire d’avoir eu des relations sexuelles avec lui », écrit-il. Il note que « les accusations venaient le plus souvent de la part des maris ».


Paralysé d’effroi


Comment le sait-il ? « Dans les annales ecclésiastiques, on trouve une formulation “judiciaire” symptomatique : “impotencia ex maleficio”, l’impotence provoquée par la méchanceté et la magie. » C’est d’ailleurs comme cela que commence le roman. Par l’impuissance de Florian, un « très honorable commerçant » paralysé d’effroi par les désirs sexuels de sa femme, Jovana. Elle l’« attaque avec ses incisives comme un chien », lui « demande de la mordre », lui « courbe l’organe fécondateur avec une aiguille pliée ». C’est pour cela qu’il perd ses moyens, dit-il. Aucun doute, elle ­fricote avec le Malin. C’est une « sorceresse » ou une « charmeresse », comme on disait au XVIsiècle. Florian va déposer contre Jovana une plainte à la magistrature de la ville. Il ne soupçonne pas que Padre Benjamin, un Père franciscain convoqué à Zagreb par le Grand Inquisiteur, va lui-même – lui qui pourtant « travaille pour la destruction de l’hérésie et de l’apostasie dans l’Eglise » – tomber dans les rets de cette ardente rousse ­macédonienne…

Ce récit situé en 1633, Venko Ando­novski l’entrelace avec celui d’un jeune universitaire du XXIsiècle, qui compose un roman sur la chasse aux sorcières dans les Balkans. Puis il agrémente le tout d’ironiques adresses au lecteur, de photos, de gravures, de tableaux, d’énigmes… Si bien que l’objet final – qui s’affranchit avec bonheur de la forme romanesque conventionnelle – n’est pas seulement un plaidoyer original contre l’intolérance, le fondamentalisme catholique et la misogynie à travers les siècles. C’est aussi « un grand roman sur l’Europe », comme l’écrit Milan Kundera dans sa préface. Un roman « sur le temps passé et présent de l’Europe ». Sur ses représentations, ses peurs, ses croyances. Et sur la permanence de ses démons.

« On éprouve une sorte de tristesse quand on pense à la solitude dans laquelle se trouve forcément un grand romancier de MacédoineEt encore plus si ce romancier n’a pas écrit son roman en vue de bien le vendre, mais pour qu’il dise ce qui n’avait pas encore été dit », écrit Milan Kundera. Il est vrai, qui, en Europe de l’Ouest, connaît la littérature macédonienne ? Qui milite pour sa traduction ? Qui sait même où ce pays se situe exactement ? Heureusement, il s’est trouvé un jeune et courageux éditeur belge pour se lancer dans la traduction française d’Andonovski – aujourd’hui un roman, demain une pièce de théâtre. Et comme le destin fait parfois bien les choses, même s’il n’a pas été écrit pour devenir un succès, Sorcières ? a déjà été réédité huit fois à Skopje. Souhaitons-lui la même fortune à Bruxelles et à Paris.

Sorcière ? (Vestica), de Venko Andonovski, traduit du macédonien par Maria Béjanovska, préface de Milan Kundera, Kantoken, 480 p., 22 €.
Signalons, sur le même thème, la parution des Chiens du seigneur. Histoire d’une chasse aux sorcières, de Roger Bevand, Cherche Midi, 368 p., 16,80 €.

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