jeudi 9 avril 2015

Christine Bergé, du corps à l’ouvrage

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Par 


L'anthropologue Christine Bergé.


La Voix des espritsL’Au-delà et les LyonnaisHéros de la guérisonLa Vie entre chien et loup, et son tout récent La Peau. Totem et Tabou : les titres de ses livres parlent d’eux-mêmes. Anthropologue, philosophe des techniques, Christine Bergé est avant tout une exploratrice des cas extrêmes, des états limites. Intelligence vive, sensibilité à fleur de peau, elle a pour fil rouge ce qu’elle appelle les « catastrophes biographiques ». Quand une cassure survient dans l’existence, un accident, une maladie, comment se reconfigure-t-on à partir de cette faille ? Comment une culture ou un individu peut-il survivre à un péril extrême ? Fragments de réponses sur le terrain d’une chercheuse éclectique.


Déracinement


Le dialogue avec les morts fut son tout premier sujet de recherche. « J’avais envie de travailler sur la mort, mon directeur de DEA avait commencé une recherche sur le spiritisme. Je ne croyais pas aux esprits, mais cela m’intéressait de comprendre comment les gens se débrouillaient pour vivre la présence d’un mort qui, pour eux, n’était pas mort puisqu’il continuait, selon eux, à exister sous un autre mode. » Né aux Etats-Unis avant le milieu du XIXe siècle, le spiritisme arrive au Royaume-Uni en 1852, en France et en Allemagne en 1853. Son développement est concomitant à l’essor du libéralisme industriel et à la mécanisation croissante des moyens de production. Pour Christine Bergé, ce n’est pas une coïncidence. « La base du mouvement spirite, c’est l’essor du monde ouvrier. Un monde fait de gens dont beaucoup ont été arrachés à leur territoire rural, déracinés de leurs valeurs, et qui essaient de se reconstruire. Le spiritisme s’est développé sur ce grand deuil de la terre et de la famille. Dialoguer avec les morts, c’est partir sur la trace des ancêtres perdus. »


Héros de la guérison


Dans la foulée de ce premier travail, Christine Bergé part aux Etats-Unis, à la recherche de « médiums thérapeutes » – des guérisseurs censés communiquer avec les esprits. C’est le début des années 1990. Le mouvement New Age a encore de beaux restes, sur lesquels prospère notamment le courant du « channeling » : de prétendues communications entre les humains et des entités évoluant sur d’autres plans de conscience. En Floride, la jeune chercheuse part à la rencontre de médiums thérapeutes. Et surtout des malades qu’ils guérissent, ou du moins qu’ils soulagent.

« Il s’agissait de gens gravement malades, pour lesquels la médecine traditionnelle s’était révélée impuissante, et qui s’étaient souvent ruinés pour se faire soigner, raconte-t-elle. Les médiums leur proposaient des techniques assez simples (auto-hypnose, contrôle mental) pour faire en sorte qu’ils puissent reconfigurer leur vie. J’ai expérimenté et observé ces différentes techniques, qui sont toutes fondées sur le rapport de l’esprit et du corps. Et j’ai été frappée de voir combien ceux qui en bénéficient parviennent à réinterpréter leur corps et leur relation à la douleur en dehors de la médecine. Au point, parfois, de guérir ou, en tout cas, de continuer à vivre avec leur maladie. » Ces travaux feront l’objet de sa thèse d’ethnologie, soutenue en 1994 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) sous le titre : « Rhétoriques et techniques de la médiumnité contemporaine aux Etats-Unis ».


Réanimation


Au tournant des années 2000, Christine Bergé décide de porter son carnet de notes sur un terrain autrement violent : le service de réanimation postopératoire et traumatologique de l’hôpital Lariboisière, à Paris (AP-HP). Elle s’y rendra pendant près de dix ans, à raison de plusieurs jours par mois, « avec le sentiment qu’un service de réanimation est un carrefour, un échangeur, un lieu où tout vient se reconfigurer, se redéterminer ». Souffrance chronique des soignés, tension psychique des soignants, odeurs de la mort qui rôde : comment et quoi observer dans ces conditions ? « Au début, c’est très difficile, on ne comprend rien. J’ai donc appliqué le concept de base de l’ethnologue Jean-Marie Gibbal – mon premier maître à penser, qui travaillait sur les cultes de possession au Mali et au Niger : le concept de “flânerie orientée”. Flânerie, parce qu’on se déplace de façon très fluide, très souple, en notant tout ce qui tombe sous le regard, en se laissant imbiber comme une éponge. Orientée, parce qu’il y a une question qui nous anime et qu’il ne faut jamais perdre de vue. »


L'hôpital Lariboisière, à Paris.


La question qui la fascine, ici, dans ce milieu où la vie en danger, indécise, peut s’échapper n’importe quand, c’est celle du « reboutage » social. « La société fonctionne comme une machine, et les individus qui en sont éjectés – par un accident, une tentative de suicide –, s’ils n’en meurent pas sur le coup, se retrouvent dans cet échangeur qu’est la “réa”. Ce lieu a pour mission de remettre les gens dans le rouage social. Comment ? C’est cela que je voulais comprendre. » Dans le livre qu’elle tirera de cette expérience hors-norme, réalisé comme nombre de ses ouvrages en collaboration avec la photographe Jacqueline Salmon, le corps est omniprésent. Même s’il est, ici, réduit à bien peu de chose. « C’est un corps qui n’a pas son mode de fonctionnement quotidien, qui ne se meut pas, qui ne s’alimente pas, qui ne respire pas par lui-même, rappelle Christine Bergé. Et ce qui est très intéressant, c’est de voir que le personnel soignant, même à ce moment-là, ne réduit pas le patient à un corps. Les paroles qui circulent autour d’une personne dans le coma rappellent sans arrêt les faits, son identité, son statut, la manière dont elle est arrivée à l’hôpital… L’individu désocialisé par la maladie ou l’accident devient une “histoire” reconstituée chaque matin, une identité biologique en attente d’être relancée dans la machine sociale. »


Métamorphose


Dans ce lieu où se joue le combat entre la vie et la mort, que se passe-t-il quand la vie a gagné ? Quand le patient a été « réinjecté » dans la machine sociale ? A-t-il été transformé par son séjour en réanimation ? « Ce qui transforme, c’est d’avoir failli mourir. C’est un espace qui reconfigure les valeurs, répond l’anthropologue. Après avoir été privé de tout – y compris de conscience –, après avoir traversé ce dépouillement total, on relativise beaucoup. Des problèmes d’argent qui paraissaient insurmontables deviennent parfois secondaires. Certains changent de travail, d’autres de lieu de vie. L’attention est portée à l’essentiel, les capacités de créativité sont souvent réveillées. 

La phrase qui n’est pas dite après cette expérience, mais qui est implicite, c’est : “Ah ! donc finalement, j’avais le droit de vivre !” Les gens prennent alors le train de leur destin en marche, et parfois se déploient davantage. On touche la question de la métamorphose, qui est essentielle, car c’est elle qui permet l’adaptation du vivant. Si on ne trouve pas les voies du changement, et plus encore après la survenue d’une catastrophe, on ne fait que se scléroser. Ou on meurt, en fonction des situations posées par la vie. »


Irradiation


En 2008, Christine Bergé s’embarque pour une autre aventure, qui met elle aussi le corps humain à rude contribution : la déconstruction de Superphénix, la centrale de Creys-Malville (Isère) que l’Etat a décidé d’arrêter définitivement en 1998. Son démantèlement, à haut risque, va nécessiter des décennies de travaux.


La centrale Superphénix en cours de démantèlement.


Exceptionnellement autorisée à pénétrer dans l’enceinte du surgénérateur, la chercheuse y prend la mesure de cette tâche titanesque, et conduit sa réflexion « sur la mémoire du monde technique et sur sa gestion des changements ». Ce faisant, elle observe les ouvriers qui s’activent sur la dalle recouvrant le sodium en fusion. « De grands et beaux gaillards, pleins de santé, qui travaillent vite et en force… C’est là qu’on réalise qu’on ne voit rien. Que la radioactivité est invisible, qu’on ne sait pas à quel point ils prennent de la dose. » Vis-à-vis du nucléaire, le discours de la philosophe des techniques se fait plus militant qu’à l’accoutumé. « La radioactivité casse l’ADN. Elle brise le fondement de notre hérédité, le fondement même de la reproductibilité de l’être humain qui a mis des millions d’années à se construire. Et certains déchets radioactifs ont une durée de vie comparable à celle de la planète ! Le nucléaire est une technologie d’“outrepassement”, la première inventée par l’homme qui soit à ce point folle. »


Epiderme


Son nouvel ouvrage parle à nouveau du corps. Ou plutôt de son enveloppe, la peau, à travers quatre histoires, quatre « énigmes » qui se lisent comme autant de nouvelles. Tout y est vrai, bien sûr. L’astronome Camille Flammarion faisant relier deux de ses livres avec la peau des épaules de sa maîtresse défunte. La rumeur persistante selon laquelle Catherine de Médicis, experte en magie noire, portait sur elle un talisman fait de peau d’enfant. Les enveloppes de momies égyptiennes provenant des nécropoles de l’ancienne ville égyptienne Antinoé, où peau et linceul ont été inextricablement mêlés par le temps. Et un sujet nettement plus contemporain : la technique photographique du « close-up », ce portrait si rapproché qu’il donne à celui qui le regarde le sentiment de toucher la peau du visage – « une interface tendue entre le photographe et la personne qui est photographiée, qui envoûte les deux ».

Le point commun à ces quatre histoires ? « Le rapport de la peau et de l’occulte. J’ai voulu montrer comment la peau touche au tabou, et comment elle produit une identification de type totémique », précise Christine BergéTotem et Tabou, de Freud, a été un guide précieux pour mener ce travail. » La peau, précise-t-elle, n’est pas conçue, ici, « comme une chose seulement tactile, mais comme une catégorie transversale qui relie les concepts d’une façon fluide, du biologique au symbolique ». Un lieu de passage, encore.

A lire 

La Peau. Totem et Tabou, de Christine Bergé (Editions du Murmure, 88 p., 7 €). 
Superphénix, déconstruction d’un mythe, de Christine Bergé (Les Empêcheurs de tourner en rond/La Découverte, 2010). 
La Vie entre chien et loup. Hôpital Lariboisière, Paris. Le service de réanimation postopératoire et traumatologique, de Christine Bergé (Robert Jauze, 2007).


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