samedi 17 janvier 2015

Face aux ados, le poids des mots

Marie PIQUEMAL
Latifa Ibn Ziaten (à droite), la mère d'une des victimes de Mohamed Merah.
Latifa Ibn Ziaten (à droite), la mère d'une des victimes de Mohamed Merah. (Photo Matthieu Alexandre. AFP)
REPORTAGE

Depuis le meurtre de son fils par Mohamed Merah, Latifa Ibn Ziaten se rend dans les écoles pour échanger sur la religion et la citoyenneté.

«Bonjour, meilleurs vœux. Je suis la maman du premier soldat tué par Mohamed Merah. Il a volé la vie de mon fils. Je ne peux pas vous expliquer la douleur à l’intérieur de moi. Les fêtes, les anniversaires, je ne sais plus ce que c’est.» Latifa Ibn Ziaten, voilée depuis la mort de son fils, se tient droite, debout face à des élèves de troisième au collège Joliot-Curie d’Argenteuil (Val-d’Oise), réputé difficile. La semaine dernière, la principale l’avait appelée à la rescousse :«Vous savez, dans nos classes comme ailleurs, on entend des "c’est bien fait" et des théories du complot depuis les attentats.»
En mars 2012, quelques jours après la mort de son fils, Latifa Ibn Ziaten se rend à Toulouse, dans la cité des Izards, où Mohamed Merah a grandi. «Des jeunes étaient assis, je leur ai demandé s’ils le connaissaient. Ils m’ont répondu : "Vous regardez pas la télé, madame ? Merah, c’est un martyr de l’islam."» Elle crée l’association Imad Ibn Ziaten pour la jeunesse et la paix. Et sillonne depuis écoles et prisons pour mineurs pour témoigner auprès des jeunes, échanger avec les parents. Leur dire «qu’on peut vivre ensemble malgré nos différences»,combien «il est important de respecter l’école et les professeurs. A la fin, vous aurez quelque chose dans la tête et dans les mains : un diplôme. Vous êtes l’avenir de la France, c’est très important».

«Victime». Dans ce collège d’Argenteuil, Latifa Ibn Ziaten parle depuis quinze minutes d’une voix posée devant une centaine de jeunes, la salle est muette. «Je peux répondre à n’importe quelle question, ce n’est pas un problème pour moi.» Un élève : «C’était votre seul enfant ?»Réponse : «Non, Imad est le deuxième. Mais tu sais, j’en aurais dix, ce serait pareil. Tous les dimanches, on mange en famille et la chaise d’Imad reste vide. C’est une souffrance.» Un autre : «Vous avez ressenti du bonheur quand vous avez appris la mort de Mohamed Merah ?» Elle dit, toujours avec le même timbre de voix : «Non, mon fils, non. Je ne lui pardonne pas ce qu’il a fait, mais je pardonne ce qu’il était : un jeune Français qui n’a pas eu de chance. Il n’a pas reçu suffisamment d’amour, c’est une victime de la société, il est tombé dans le piège.» Durant l’heure d’échange, elle emploie plusieurs fois ce mot, «piège», avec l’insistance d’une mère : «Quand on ne va pas bien, il ne faut pas attendre, il faut se confier à un professeur ou aller voir le directeur. Les frères Kouachi, ils sont tombés dans le piège. Ils disent avoir fait ça au nom de l’islam. Mais ce ne sont pas des musulmans, parce qu’un musulman ne peut pas tuer.»
Au moment de l’attaque contre Charlie Hebdo, elle était dans le train pour Saint-Etienne. Elle devait intervenir dans un collège le lendemain, une rencontre prévue de longue date. Sur le quai de la gare, raconte-t-elle, «je n’ai pas voulu y croire. Je me disais "mon dieu, ça recommence"». Eprouvée physiquement, elle ne s’est pas sentie de s’exprimer devant la classe. Le professeur a un peu insisté, elle a plié. «Je n’ai jamais refusé une demande, je dois faire passer le message du vivre ensemble.» Cette semaine, les invitations grimpent en flèche, son calendrier est déjà rempli jusqu’au mois de mars. De la part de maisons de quartier, mais aussi de beaucoup d’enseignants dans les banlieues, démunis. «L’éducation nationale ne devrait pas envoyer les plus jeunes professeurs dans les quartiers, ça ne va pas. Quand je vais voir les familles, beaucoup se sentent mises de côté, abandonnées par la République.»
«Identité». Dans la salle, un prof d’histoire-géo, qu’on confondrait presque avec un élève :«Que dire aux jeunes qui pensent que partir en Syrie, c’est un modèle ?» Impassible, Latifa Ibn Ziaten explique connaître des jeunes partis faire le jihad qui rêvent aujourd’hui de rentrer. Seulement, ils ne savent plus comment revenir, ils sont coincés là-bas, assure-t-elle. «Ce que vous avez ici, dans ce pays qui est le vôtre, vous ne l’aurez jamais ailleurs. J’ai beaucoup voyagé, croyez-moi, la France est un pays de libertés. Il faut aimer ce pays qui est le vôtre.»

Elle interroge son auditoire : «Dites-moi, vous êtes tous français ici ?» Non, affirme la salle d’une voix. «Mais si, vous êtes des Français ! Chacun d’entre vous a ses origines, et c’est une force. Mais votre identité, c’est la France. Il faut en être fier. J’en suis fière, mon fils l’était aussi. C’était un soldat de la République.» Au fond de la classe, Walid, un petit bout d’homme de 14 ans à lunettes demande : «Et le jihadisme, madame ?»«Faire le jihad, ce n’est pas tuer,réplique-t-elle. Ce que je fais devant vous, c’est un jihad. Un combat pour le vivre ensemble.»

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