vendredi 23 janvier 2015

Apartheid ? «C’est ainsi qu’ils perçoivent leur quotidien»

GRÉGOIRE BISEAU ET WILLY LE DEVIN
Paris le 23 janvier 2015. Myriam El Khomri, secrétaire d'Etat chargée de la Ville, à son bureau du ministère. Commande 2015 0138
Paris le 23 janvier 2015. Myriam El Khomri, secrétaire d'Etat chargée de la Ville, à son bureau du ministère. Commande 2015 0138 (Photo Bruno Charoy)

INTERVIEW
Depuis les attentats, la secrétaire d’Etat à la Ville, Myriam El Khomri, multiplie les visites de terrain. Elle juge que la «priorité, c’est l’éducatif» et demande plus de moyens humains :

C’est en partie à elle, benjamine du gouvernement et plasticienne des quartiers populaires, qu’il revient de résorber l’«apartheid» français théorisé mercredi par Manuel Valls. Un chantier«gargantuesque», selon la secrétaire d’Etat à la Ville, Myriam El Khomri.
Quinze jours après les attentats de Paris, quels échos avez-vous lors de vos visites de terrain ?
Dès le 8 janvier, nous avons rencontré avec Patrick Kanner [son ministre de tutelle, ndlr]toutes les têtes des réseaux associatifs en pointe dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la politique de la ville et l’éducation populaire. J’ai ressenti une grande maturité. On était tous d’accord pour dire que la responsabilité est collective : elle émane de l’Etat, des élus et de toute la communauté éducative. La bonne nouvelle c’est que, du coup, nous devons tous avoir un bout de la solution. On s’est dit aussi que ça faisait longtemps qu’on ne s’était pas tous retrouvés pour faire front. Dès lors, nous avons fait une circulaire demandant aux préfets d’ouvrir un maximum d’espaces de dialogue et d’échanges.

Parler, c’est bien, mais que fait-on concrètement ?
La priorité, c’est l’éducatif. Il faut expliquer, clarifier, désamorcer. Il y a quelques jours, je suis allée dans une association où des femmes, dont certaines sont voilées, apprennent le français. Je souhaitais savoir pourquoi elles étaient venues en France et ce qu’elles pensaient de tout ce qui venait de se passer. Elles m’ont dit que, justement, elles étaient venues en France pour la liberté d’expression et la laïcité. Ces notions sont en quelque sorte des privilèges. Mais il ne sert à rien de marteler le triptyque «liberté, égalité, fraternité» si on ne le traduit pas sur le terrain. Tout cela réclame des moyens humains, or c’est l’inverse qui a été fait… Oui, c’est vrai que depuis quelques années il y a un délitement du tissu associatif. J’ai pu m’en apercevoir à Pantin en allant rencontrer les médiateurs de rue. Leur travail est formidable et ils font part d’un besoin impérieux de formation, notamment pour contrer les discours complotistes qui pullulent sur les réseaux sociaux. 50% des quartiers classés politique de la ville n’ont pas d’éducateurs de rue, c’est anormal.
Les concepts même de prévention, de médiation, ont été beaucoup ringardisés par la droite, les jugeant coûteuses et inefficaces…
Oui, on a dit comme pour les îlotiers que les éducateurs servaient à jouer au foot. Ce n’est pas vrai ! Ce sont les seuls acteurs qui vont au contact. Ils peuvent tout faire : déceler l’absentéisme scolaire en remarquant un adolescent dans la rue, prévenir la délinquance et, désormais, la radicalisation. Il faut les associer à ce combat. Ils mettent du cadre et ramènent les jeunes égarés vers des valeurs plus vertueuses. Aujourd’hui, il manque des figures «adultes» dans ces territoires, c’est évident. Ce n’est pas le rôle de la police.
Reprendriez-vous le terme d’apartheid utilisé par Manuel Valls pour décrire notre fracture territoriale ?
C’est un mot qui est très fort, il marque les esprits. Si on se place au niveau des habitants des quartiers populaires, on constate que c’est ainsi qu’ils perçoivent leur quotidien. Après, ce qui me semble important, c’est de fournir des données pour l’étayer. N’y a-t-il pas une fracture sociale lorsque l’on sait qu’il y a 23%de chômage - et 40% chez les jeunes - dans ces quartiers ? N’y a-t-il pas une fracture sociétale lorsque l’on sait que les jeunes diplômés de ces quartiers ont deux fois moins de chance de trouver du travail ? Le Premier ministre a eu raison d’évoquer les choses de cette façon.
Les réponses du gouvernement ont été sécuritaires et éducatives. La politique de la ville n’est-elle pas la grande oubliée ?
Non, justement pas ! La politique de la ville a produit des effets admirables. La rénovation urbaine a contribué à redonner de la dignité aux populations des quartiers et le Président a décidé de réinvestir 5 milliards d’euros en décembre pour aller plus loin. Néanmoins, et c’est manifeste, ça n’a pas permis de gommer les discriminations, de réduire les inégalités scolaires. Aujourd’hui, du fait de l’absentéisme des professeurs, un enfant de l’académie de Créteil perd un an de sa scolarité entre le CP et la terminale. Il faut donc que l’on parte des racines du problème. Quel est-il ? La ghettoïsation. Les familles pauvres se trouvent rassemblées, car il n’y a que dans les quartiers populaires qu’il y a une offre de logement en adéquation avec leurs moyens. Il y a des maires qui ne respectent pas leurs obligations de construction de logements sociaux. Avec Patrick Kanner, nous allons piloter une grande concertation de mobilisation interministérielle, associant élus, habitants et associations pour faire en sorte que les politiques se prennent en main.
Vous allez augmenter les amendes ? Menacer les maires d’inéligibilité ?
On y réfléchit mais, surtout, on va faire une politique de peuplement. Il faut qu’on arrive à changer les équilibres démographiques et sociaux des quartiers populaires, même si ça prend du temps, parfois jusqu’à une génération. Dans le cadre de la rénovation urbaine, on peut imaginer que des logements détruits dans des quartiers «politique de la ville» soient reconstruits dans des lieux qui ne le sont pas. Ce serait une avancée. Ensuite, il faut que les attributions de logement dépassent largement le cadre des quartiers populaires - et même de la commune concernée -, pour permettre à des gens venant d’ailleurs de s’installer. Ainsi, on générera de la mixité. L’échelle, désormais, doit être l’intercommunalité.
Pourquoi ces trente ans de politique de la ville, qui a pourtant mobilisé beaucoup d’argent public, a échoué ?
Elle était trop cloisonnée. Il faut être dans une mobilisation beaucoup plus forte de tous les acteurs. Je vais vous donner un exemple concret : en 2012 quand on est arrivé au pouvoir, 9% des contrats aidés concernaient des habitants des quartiers, alors qu’ils représentent 12% de la population française. Ce qui veut dire que cette population était sous-représentée dans la politique de l’emploi. Il y a un double malentendu avec la politique de la ville. Les habitants des quartiers concernés considèrent que l’on en fait pas assez pour eux. Et les autres ont le sentiment que l’on donne tout pour ces quartiers-là. C’est le grand malentendu. Mais quand on regarde les choses objectivement, il y a très souvent moins de services publics dans ces quartiers.
Plusieurs responsables associatifs assurent que cette politique de la ville s’est toujours décidée sans les habitants. Vous partagez ce constat ?
Oui, je pense qu’il faut passer d’une politique décidée en haut, à une politique de coconstruction des politiques publiques. Il y a un sentiment très fort d’abandon dans ces quartiers, alors qu’il y a de vraies politiques publiques qui sont menées. C’est pour cela que la loi Lamy de février 2014 exige que dans chaque quartier prioritaire de la politique de la ville, soient créés des conseils citoyens. Ce que je suis en train de faire à Sarcelles et à Villiers-Le-Bel. Il nous faut aller chercher les habitants qui ne se sentent pas légitimes à prendre la parole. Ça ne se décrète pas, ça se travaille.
La baisse de 11 milliards d’euros des dotations aux collectivités, décidées par votre gouvernement, risquent de fragiliser encore plus le tissu associatif et éducatif présent dans ces quartiers…
D’abord, le budget d’intervention du ministère de la Ville a été pérennisé pour les trois prochaines années. Ensuite, c’est vrai que les collectivités locales doivent participer à la réduction de la dépense publique. Néanmoins, nous souhaitions qu’il y ait une juste répartition dans les efforts. Les fonds de péréquation qui permettent de redonner aux communes qui ont le moins n’ont cessé d’augmenter tous les ans depuis 2012.
Donc le gouvernement ne reviendra pas sur cette baisse des dotations aux collectivités locales ?
Non. Il y a un travail en ce moment de Marylise Lebranchu (Fonction publique) avec l’ensemble des élus pour remettre sur la table, justement, l’ensemble de cette politique de dotation aux collectivités. Et la situation économique des communes les plus pauvres est bien sûr au centre de nos préoccupations.
A Grigny en 2005, le service jeunesse c’était 40 personnes, en 2010 c’était 20, et aujourd’hui c’est deux personnes…
En pérennisant nos crédits d’intervention sur trois ans, on donne de la visibilité aux associations. C’est une forme de sécurisation…
Notre pratique de la laïcité est-elle selon vous trop stricte et excluante ou au contraire pas assez ferme ?
Je pense qu’aujourd’hui, on a un peu cédé du terrain sur ces questions de laïcité. Surtout, on n’a pas affirmé et expliqué ce qu’est la laïcité. Au-delà de proclamer le mot, il est important de spécifier ce qu’il implique concrètement.
Par exemple, êtes-vous choqué que Latifa Ibn Ziaten, la mère du militaire assassiné par Mohamed Mehra, vienne témoigner et parler de laïcité dans des écoles, la tête voilée ?
Je pense, à titre personnel, que c’est une bonne chose. Un témoignage de cette nature est extrêmement percutant et donc très utile.
Ce gouvernement a du mal à décliner concrètement ce que peut recouvrir cette laïcité… C’est le signe d’un malaise à gauche ?
Je ne parlerai pas de malaise. Mais le fait que tout le monde ne soit pas d’accord avec ce qu’on met derrière le mot de laïcité, c’est une réalité. C’est aujourd’hui qu’il faut lever les ambiguïtés.
Le droit de vote aux élections locales pour les étrangers non européens et le récépissé pour lutter contre le délit de faciès étaient deux mesures très attendues, notamment dans les quartiers…
Dans notre société, la couleur de peau ou le nom restent des marqueurs discriminants. Cela nourrit le sentiment que ces nombreux jeunes peuvent ressentir d’être considérés comme des citoyens de seconde zone.
Le récépissé était-il une partie de la réponse ?
Le récépissé c’est l’étendard pour répondre aux problèmes de la relation entre la police et la population. Manuel Valls et Bernard Cazeuneve (Intérieur) ont travaillé sur ce problème. Mais le récépissé n’a pas été expérimenté.
A votre regret ?
Je n’étais pas au gouvernement à l’époque. Mais il y a des choses qui ont été faites par ce gouvernement : le code déontologie, le matricule. Et puis depuis trois mois, nous avons travaillé avec Bernard Cazeneuve sur de nouvelles mesures que nous allons dévoiler début février. Elles vont concerner à la fois la relation des habitants à la police et plus largement au service public.
Cette jeunesse des quartiers a été la grande oubliée de ces deux ans et demi de mandat de François Hollande…
Ce n’est pas vrai. Il s’est déplacé à plusieurs reprises dans les quartiers : à Trappes, à Bondy… Regardons surtout les actes. Les emplois dans l’éducation nationale, la police et le fait que 25% des contrats d’avenir touchent la population qui entre dans le dispositif de la politique de la ville. La gauche a bien relancé le retour des services publics dans ces quartiers. Mais il faut aller en effet beaucoup plus vite et beaucoup plus loin. C’est une évidence.

Recueilli par Grégoire Biseau et Willy Le Devin Photo Bruno Charoy

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