lundi 29 décembre 2014

S’émerveiller, le plus sûr chemin pour se définir soi-même ?

CYNTHIA FLEURY

«Cette chose qu’il faut faire, c’est moi qui dois la faire», Vladimir Jankélévitch.
Parler de «fabrication de soi-même» évoque, dorénavant, moins l’apprentissage des Humanités, que les capacités technologiques d’augmentation de soi-même. Se fabriquer, se réparer, se réactualiser, comme le ferait un ordinateur, n’est plus simplement de l’ordre de la métaphore. Les anciens voulaient devenir un «nom». Les postmodernes veulent devenir un «chiffre». Non plus la finalité de l’action, mais sa mesure. La quantification de soi est le dernier avatar de l’homme sans qualités. Et pourtant, l’idéal renaissant de Pic de la Mirandole n’a pas été conquis. Vers la fin du XVe siècle, le Discours sur la dignité de l’hommedécrit ce dialogue résolument moderne entre le Divin et sa Créature : «Le parfait artisan décida finalement qu’à celui à qui il ne pouvait rien donner en propre serait commun tout ce qui a été le propre de chaque créature. Il prit donc l’homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui parla ainsi : "Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et des dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La nature enferme d’autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t’ai placé, tu te définis toi-même. Je t’ai mis au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur."»
Achever sa propre forme, semble dire Pic, plus encore qu’achever sa propre matière. La raison divine de la création de l’homme, réside, d’ailleurs, dans le fait, qu’ayant achevé son ouvrage - le monde -, Dieu a ressenti un manque. Qui pour admirer et aimer son œuvre ? C’est alors qu’il songe en dernier lieu à produire l’homme. Autrement dit, si Dieu crée des merveilles, l’homme sera, quant à lui, la puissance de l’émerveillement, avant même d’être une puissance autonome de définition personnelle. Et qui sait si la capacité d’émerveillement n’est pas le plus sûr chemin vers celle de se définir soi-même ?

Dans le Théétète, c’est presque la définition platonicienne de la philosophie. Il y a un sérieux de l’émerveillement et de l’étonnement, celui d’être au temps présent. Ni fuir dans la nostalgie ni fuir dans le futur fantasmatique. Mais il n’est pas sûr qu’aujourd’hui, l’homme s’étonne de sa propre existence. Pourtant, il y a de quoi se réenchanter. Et l’on ne parle pas des prothèses ou autre œil bionique. Sachant qu’en plus elles sont bien plus humaines que leur apparence robotique ne le suppose. Qu’est-ce qu’un homme, si ce n’est un regard ? Une main ? L’évolution nous a tout de même enseigné que «se tenir debout» n’est pas neutre dans l’histoire de l’homme et de son humanité. Mais les moyens de lutter contre le désenchantement sont ailleurs. Nous redécouvrons le véritable sens de l’individuation. Non pas l’individualisme, incapable de protéger les droits de l’individu, mais le rôle déterminant que joue l’autre dans l’autonomie du sujet. Nous sommes à un inédit de l’histoire : jamais autant société des individus, et jamais autant conscients des conduites entropiques que peut provoquer un individualisme mal compris. La fin du XXe siècle nous avait fait perdre le goût des stratégies collectives de défense. Le XXIe siècle nous fait réinventer la solidarité et les communaux. La propriété reste le cœur de nos sociétés, mais les révolutions sont ailleurs : dans celle de l’usage, du partage et de l’inappropriable. Pour la première fois, il est possible en tant qu’individu d’identifier son «n + 1», celui avec lequel, lesquels, nous allons former une communauté de valeurs et de pratiques. Ces insularités se démultiplient. Autrement dit, les temps actuels vont conjuguer ce que l’on croyait antinomiques : l’irremplaçabilité des individus et leur réinvention du collectif, des collectifs. Non pas ceux des masses qui n’ont de la démocratie que l’aspect quantitatif, mais ceux des affinités électives, aux dimensions et formes multiples.
Trop beau pour être vrai ? Mais c’est déjà le cas : Réseau Ashoka, Entrepreneurs d’avenir, Economistes atterrés, aficionados du Jugaad et des Fab Labs, Regards citoyens, animateurs des différents Leaks (Lux, OffShore, Wiki), Reporters d’espoir, Négawatt, Right 2 Water, etc. A chaque fois, il s’agit de mêler l’institutionnel et l’existentiel ; l’existant des lois et des droits avec l’initiative et la faculté d’expérimentation des individus. C’est là, ni plus ni moins, le sens de la démocratie : ouvrir la définition du légitime, la rendre plus extensive et inclusive ; faire en sorte que la société civile, au sens large - acteurs économiques, universitaires, associatifs, syndicaux -, soit force de proposition et d’organisation et qu’elle accompagne le législateur dans sa définition future du légal. Et, c’est sans doute pour cette raison qu’il va falloir veiller à ce qu’Internet ne ternisse pas trop ces possibilités en ralentissant la traduction numérique des droits des citoyens, voire en s’y opposant. La traçabilité n’est jamais neutre. Bien orientée, elle aide à identifier ceux avec qui nous construisons le monde de demain, et plus spécifiquement ce qui fera légitimité, en termes de nouveaux modèles économiques, politiques et sociaux. Sous tutelle, elle provoque l’affaiblissement citoyen. C’est donc là, un inédit mais aussi un carrefour. Un inédit qui, pour maintenir sa potentialité de démocratisation réelle, doit être immédiatement un combat.
Cynthia Fleury a participé à «Nos voies d’espérance. Entretiens avec dix grands témoins pour retrouver confiance», Actes Sud - Les Liens qui libèrent, 2014.

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