INTERVIEW
Face aux nouvelles normes de travail, de moins en moins stables, certains inventent des relations à l’emploi différentes, dans une recherche d’autonomie qui valorise l’individu. Le sociologue Patrick Cingolani décode ces modes de vie alternatifs.
Faut-il travailler pour être heureux ? Entre ceux qui ont le sentiment de perdre leur vie à la gagner et ceux qui peinent à sortir du chômage endémique, les formes d’emploi dégradées se multiplient. Face aux nouvelles normes de travail, certains développent des arrangements, préfèrent avoir plusieurs activités car ils recherchent davantage d’autonomie dans leur vie professionnelle ou privée. Selon Patrick Cingolani, sociologue, enseignant à l’université Paris-VII-Denis-Diderot, l’expérience précaire peut comporter un aspect alternatif face à la subordination propre au salariat et au consumérisme. Dans Révolutions précaires : essai sur l’avenir de l’émancipation, sorti le mois dernier aux Editions La Découverte, il souligne le potentiel libérateur de ces expériences.
Qui sont ces «précaires» dont il est question dans votre livre ?
La plupart sont des jeunes - avec l’idée qu’aujourd’hui on peut être «jeune» jusqu’à l’âge de 40 ans - et souvent célibataires, car la contrainte monétaire sur les conditions de vie est moins lourde. Mais ils ne sont pas seulement issus des classes populaires, une partie des classes moyennes est aussi concernée. Ils considèrent le travail comme une atrophie des conditions de réalisation et d’expression de la personne, et développent ce que Michel de Certeau appelait des «tactiques» pour éviter les dominations. Confrontés aux désenchantements de la scolarisation de masse, les précaires dont je parle aspirent à des activités pouvant rendre compte de la dimension expressive de la personnalité. C’est ainsi qu’à travers des petits boulots, qui permettent de gagner du temps, ou des actions associatives, ils mènent des activités plus valorisantes et s’opposent à un mode de vie standardisé et consumériste. Il y a, au cœur de l’expérience précaire, deux dimensions qui prédominent : l’aspiration à l’autonomie et le désir d’autoréalisation. Dans le livre, je me suis plus particulièrement intéressé aux précaires travaillant dans le secteur de la culture ou des médias. Les interviewés sont à la recherche d’un régime d’existence opposé à la bureaucratie et à la technocratie. Ce milieu est emblématique des expérimentations de nouvelles sensibilités, mais aussi de nouvelles formes de domination.
Cette recherche de réalisation n’est pas une préoccupation propre aux travailleurs des industries culturelles…
Ces domaines se prêtent moins à la subordination et comportent donc un potentiel d’autonomie plus grand. La relation au travail, et plus largement au parcours biographique, passe par l’idée «de faire ce qui plaît», dans l’épreuve d’un parcours qui n’était pas joué d’avance et qui ne s’inscrit par dans une démarche carriériste. Par exemple, j’ai rencontré un photographe qui a d’abord été dans la gestion, puis dans l’informatique ; il découvre ensuite le cinéma, puis la photo qui le passionne. Aujourd’hui, il a fait le choix d’une activité extrêmement précaire en vendant d’une part ses photos et en faisant des images plus professionnelles d’autre part. Au-delà de la culture, c’est une certaine polyactivité en tension avec le salariat qui caractérise cet univers social.
La précarité est souvent assimilée à la pauvreté. Quelle est la différence ?
Le «précariat», c’est l’idée d’une pauvreté travailleuse. Dans les années 80, au moment où s’accentue la nouvelle pauvreté, on associe étroitement les deux notions. Cette mise en relation est fondamentale : elle rend compte d’une diversité de conditions qui concourent à un dénuement tout à la fois économique et social, et permet de comprendre de nouvelles polarisations à l’intérieur des sociétés développées. Mais cette dimension ne doit pas nous faire oublier qu’il y a un aspect alternatif du mot «précaire». Il ne faut pas comprendre cette notion polysémique sous l’unique angle d’un déficit d’intégration sociale et d’une crise identitaire.
Dans les années 60-70, on s’intéresse à l’activitéprécaire, aux nouvelles formes d’emploi, comme le travail intérimaire. Le sociologue Michel Pialoux a écrit un article fondateur sur les usages de l’intérim (1). Il s’agit aussi pour les jeunes ouvriers de négocier avec le travail, d’arracher du temps pour une autre vie, dans une stratégie d’évitement de sa condition. Le mot comporte une connotation alternative et subversive. Ceux qui à l’époque se désignent comme précaires sont des squatteurs qui vivent en collectivité. Ils sont contemporains des lieux alternatifs comme Christiania à Copenhague ou Kreuzberg à Berlin.
Il ne faut perdre aucune des significations et bien comprendre l’ambivalence du mot «précaire» qui, en plus de désigner l’ensemble des dérogations à une norme, englobe à la fois les stratégies d’assujettissement du travailleur, passant par la fragmentation des conditions de travail, et les pratiques de contournement de ces modes d’exploitation.
Les personnes que vous avez interrogées revendiquent-elles un mode de vie alternatif ?
Le danger d’une enquête sociologique est toujours de parler à la place des gens. Je me souviens d’un jeune homme tellement séduit par le monde des médias qu’il n’avait pas de distance critique, y compris par rapport à sa propre identité. C’était logique pour lui d’en passer par des risques économiques, et son parcours n’avait aucun lien avec une quelconque contestation. Soulignons ici que le travail gratuit est souvent perçu par bon nombre de jeunes travailleurs de la culture comme une possibilité d’accéder à une activité valorisante, alors qu’il peut aussi constituer un piège et un nouveau type d’exploitation.
Dans d’autres entretiens, le caractère alternatif apparaît plus manifestement. Un individu déclare qu’il est un résistant, autour de l’idée que sa condition et son style de vie sont opprimés et non reconnus, bien que porteurs d’une capacité de polyactivité et d’un certain refus des normes qui a sa validité et sa positivité. Et, en effet, dans la lignée du philosophe André Gorz, je pense que le débordement du travail par la multiactivité comporte une puissance de libération. Par exemple : mener une activité à côté pour être plus libre par rapport aux contraintes de l’entreprise, ou refuser un temps plein dans un travail alimentaire afin de se donner du temps pour une activité plus valorisante, créative ou civique. Ce type de configurations favorisant l’autonomie se multiplient dans une société où la question du «faire créatif» (travail ou activité) est un élément d’identification fort.
Certains collègues ont cherché à discréditer l’analyse de ces expériences alternatives en les qualifiant de «rationalisation» après coup, comme si ces personnes avaient raté quelque chose et ajustaient leur discours pour dénier leur échec. Je n’y crois pas. Il ne faut pas prendre ces gens qui essayent de se réaliser pour les dupes du capitalisme ou de la précarisation. Il y a d’autres enjeux, y compris dans une ambivalence des sens et des possibles.
Paradoxalement, vous invoquez la figure du plébéien : quel est son apport dans l’analyse de la précarité aujourd’hui ?
Il est fondamental de mobiliser la catégorie de plébéien car elle suppose un dispositif pratique, politique, par lequel l’émancipation se réalise. Au XIXe siècle déjà, des travailleurs se sont demandé comment vivre l’émancipation dans le cadre des rapports sociaux capitalistes. Jacques Rancière, à travers les récits de Louis-Gabriel Gauny (1806-1889), ouvrier parqueteur, lie la question de l’émancipation à celle de l’émancipation intellectuelle (2). Gauny cherche une échappée, des formes de travail où la question de la hiérarchie disparaît. Le plébéien mène une activité réflexive sur lui-même, il cherche un espace de jeu et de liberté dans son rapport au travail et à la consommation. Dans Critique de la raison cynique, de Peter Sloterdijk, le plébéien est celui qui va se soustraire de la relation à la consommation parce qu’elle relève de la domination. Une réflexion qui fait écho aux enjeux écologiques aujourd’hui, pour renouer avec la critique de la société de consommation.
Cette façon de chercher à s’émanciper de la norme n’est pas sans rapport avec la philosophie cynique de l’Antiquité. Les précaires d’aujourd’hui sont-ils cyniques ?
Dans l’Antiquité, les cyniques sont des contestataires des conventions sociales, mais ils ne s’inscrivent pas dans une critique économique. Aujourd’hui, la question de l’ironie à l’égard des conventions est toujours présente. Comme celle de la relation entre corps et critique sociale : je me souviens par exemple de chômeurs qui étaient entrés dans une grande surface avec des pancartes, demandant des prix régressifs au même titre que leurs indemnités. Mettre en scène son corps ou sa vie pour dénoncer l’injustice peut relever de la tradition cynique. Mais ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.
Les petites «révolutions précaires» semblent individuelles. Peuvent-elles être le point de départ d’une politique du «précariat» ?
Il y a quelques pistes de réflexion. J’essaie de m’appuyer sur les diverses expériences collectives de l’autonomie, qui réactivent l’idée de coopérative et de formes d’auto-organisation des travailleurs dans le partage d’un lieu de travail : coworking ou hackerspace. Il faut par ailleurs sécuriser les mobilités professionnelles, mais aussi faire droit à ces nouvelles indépendances et à ces autonomies dans la précarité, élargir le droit du travail à l’activité. La multiplication des formes d’externalisation des travailleurs par l’entreprise ainsi que la sous-traitance - deux aspects décisifs de la précarisation et du travail précaire - ne doivent pas engendrer une marginalisation. Celles-ci doivent pouvoir être représentées et faire reconnaître la dissymétrie du rapport avec l’entreprise commanditaire. Il ne s’agit rien moins que de revitaliser l’idée démocratique dans la sphère du travail et dans celle de l’activité. On pourrait appeler cela - à l’ère des nouvelles technologies - une démocratie postindustrielle.
(1) «Jeunes sans avenir et travail intérimaire», «Actes de la recherche en sciences sociales», n° 26-27, mars-avril 1979.
(2) «Louis Gabriel Gauny, le philosophe plébéien», textes rassemblés par Jacques Rancière, La Découverte, 1983.
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