jeudi 20 novembre 2014

Deleuze, ligne de fuite

LE MONDE DES LIVRES | 
Gilles Deleuze (1925–1995).
La force du nouveau livre de David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, est de nous faire pénétrer l’œuvre de Deleuze, pour la première fois, par le problème central de sa philosophie. L’auteur, philosophe et enseignant à l’université Paris-I-Sorbonne, s’est fait remarquer par de nombreux essais, dont Fictions du pragmatisme (Minuit, 2008), et fut l’éditeur des textes posthumes de Deleuze, L’Île déserte (Minuit, 2002) et Deux régimes de fous (Minuit, 2003).
Nouvelle logique de l’irrationnel
Le problème central auquel il remonte, et qui unifie magistralement l’œuvre de Deleuze, est celui, classique et kantien, du fondement. Il s’agissait en effet pour Kant, après l’établissement du fait (« quid facti ? »), de fonder celui-ci en droit (« quid juris ? » ou « de quel droit ce fait ? »). David Lapoujade replace Deleuze dans la lignée des philosophes qui, comme Nietzsche, Bergson puis Heidegger, ayant poussé jusqu’en ses retranchements cette question du fondement, l’ont finalement ébranlée, ont atteint un plan au-delà que Deleuze nomme « sans-fond ».

Que sont alors, dans cette perspective, ces « mouvements aberrants » que David Lapoujade identifie chez le philosophe et prend pour objet ? Ils sont justement ce qui empêche toute entreprise de fondation – citons les mouvements du pli chez Leibniz (Le Pli, Minuit, 1988), les contrats tordus du masochiste (Présentation de Sacher-Masoch, Minuit, 1967), l’architecture rhizomatique et les mouvements de la ritournelle de Mille Plateaux (Minuit, 1980), ses multiplicités nomades, et enfin, écrit Deleuze, sa « ligne frénétique de variation, en ruban, en spirale, en zig-zag, en S… ». Ces mouvements sont l’expression, la forme visible de ce « sans-fond » qui s’est substitué au fondement. Car ce qui intéresse Deleuze, ce n’est pas d’explorer les profondeurs, mais d’établir de nouvelles « terres », de nouvelles surfaces, qui répondent à une nouvelle logique de l’irrationnel.
Un des intérêts majeurs de l’ouvrage de David Lapoujade est la place qu’il donne à la terre dans cette perspective. C’est à propos de la terre que Deleuze emploie l’expression « mouvements aberrants » dans Pourparlers (Minuit, 1990), et il y a chez lui un lien primordial entre la pensée philosophique et la terre. Fonder, c’est fonder la terre. Il faut donc déterritorialiser, mais non pour retomber dans la reterritorialisation du capitalisme, factice et qui s’attribue un droit visant sa propre expansion sur le mode d’occupation du sol et la distribution des multiplicités. Deleuze ne cesse de reprendre le mot de Nietzsche : « que la terre devienne la légère » ; c’est à elle de distribuer le jugement en fonction des flux qui la déterminent, selon une répartition « nomade » et non plus « striée », créant un espace intensif. Deleuze le nomme « surface lisse ». En lui, l’histoire disparaît – les nomades sont sans histoire, ils « sont de la géographie » – et une nouvelle temporalité émerge, une chronologie aberrante fondée sur l’événement.
Une autre image de la pensée
L’événement, explique Lapoujade, n’existe pas dans le temps, il est ce qui produit le temps lui-même, ce qui distribue l’avant et l’après. On ne peut cependant sortir définitivement d’une pensée du fondement, on ne peut que suivre une « ligne de fuite », concept que David Lapoujade rétablit dans son sens véritable : la ligne défait ce qui en nous est de l’ordre d’une organisation fondatrice, au profit d’une autre image de la pensée. La philosophie de Deleuze est un combat, une guerre : lutter en faveur de l’irrationnel, faire exister ses « cris », qui passent inaperçus malgré leur permanence.
Les mouvements aberrants sont aussi bien ceux que Deleuze va chercher dans le dos des philosophes pour révéler le cœur logique de leur pensée, que ceux de l’œuvre de Deleuze et Guattari elle-même, qui introduit par exemple dans le cœur du système le « corps-sans-organe » et congédie le sens au profit de l’étude des « machines ». L’œuvre de Deleuze estun système, elle phagocyte les philosophies dont elle extrait la logique. David Lapoujade réussit admirablement cette chose difficile, ne pas prendre pour objet le sens, mais le mouvement et son problème, pour à son tour mettre en perspective une œuvre qui justement, parce qu’elle est un système, n’acceptait pas de perspective. Il repousse les limites de l’exégèse de Deleuze, en plaçant au cœur de l’œuvre un double, sa propre logique, qui a pour effet de diffracter son sens comme un miroir à facettes, et de nous le faire voir. En dégageant ainsi une « logique de Deleuze », David Lapoujade fait à Deleuze ce que celui-ci faisait à la philosophie.

Marie Gil, essayiste

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