lundi 7 juillet 2014

Mauvaises ondes pour le cerveau virtuel

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par 
Du jamais-vu dans l’univers feutré de la recherche sur le cerveau. Plus accoutumé aux bruissements de couloir qu’aux révolutions de palais, ce tout petit monde fait face à un vent de fronde. Cette tempête inédite souffle sous un colossal crâne virtuel : le projet « Human Brain » (HBP). Censé fédérer 256 laboratoires de 24 pays européens, c’est un pari à un milliard d’euros sur dix ans. Il mise sur le succès de la modélisation du cerveau humain : un défi visionnaire pour les uns, voué à l’échec pour d’autres.
Dans une pétition mise en ligne le 7 juillet (Neurofuture.eu), plus de 260 scientifiques alertent la Commission européenne sur les risques « d’échec majeur» de ce projet : un gaspillage potentiel énorme, au vu des sommes investies. D’Allemagne, du Royaume-Uni, de Suisse, du Portugal ou de France, les signataires comptent de nombreux leaders reconnus des neurosciences. Ils appellent la Commission européenne à évaluer de façon « transparente » la qualité scientifique et le mode de gouvernance du projet, dont ils pointent le « manque d’ouverture ». Surtout, ils dénoncent une approche scientifique jugée trop « étroite ».
Le 10 juin 2014, le comité exécutif d’HBP a adressé à la Commission européenne un document sur la seconde phase du projet. Tout un pan du programme initial devrait avoir disparu à partir de mai 2016 : le volet « neurosciences cognitives » dirigé par le professeur Stanislas Dehaene (CEA-Inserm, France), colauréat du Brain Prize 2014, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions. Cet abandon aurait été décidé sans l’approbation des partenaires initiaux du projet. Consulté, le professeur Richard Frackowiak, codirecteur exécutif d’HBP, juge qu’il n’est pas déontologique de s’exprimer sur un document« soumis à une expertise de la Commission européenne ». Et relativise : « Beaucoup de projets novateurs ont essuyé des mini-crises. »
IMPASSE POSSIBLE
Pourquoi les pétitionnaires jugent-ils cet abandon si préoccupant ? Le projet « Human Brain » est l’un des deux programmes phares retenus par la Commission européenne en janvier 2013. Son objectif : s’attaquer à la vertigineuse complexité du cerveau humain. Coordinateur principal d’HBP, Henri Markram, un brillant neurobiologiste de l’Ecole fédérale polytechnique de Lausanne, en Suisse, en a été le porte-drapeau.
Le projet Human Brain s’inspire en partie de son programme Blue Brain, lancé en 2005. Il se proposait de simuler une colonne de cortex de rat par une approche bottom-up (« du bas vers le haut »). A partir d’un gigantesque corpus de données microscopiques (moléculaires, anatomiques, biophysiques, physiologiques et fonctionnelles), issues d’expériences réalisées sur des tranches de cerveau (le « bas »), les scientifiques entendent reconstruire le « haut » : un modèle intégré du cerveau. « Avec une telle approche purement réductionniste, rien ne garantit que la description finale soit plus simple que le cerveau lui-même. Elle pourrait aboutir à une impasse dans la tentative de réduire la complexité du vivant », expliquait le professeur Yves Frégnac, du CNRS à Gif-sur-Yvette (Essonne) et associé à la première phase du HBP, dans le « Science et médecine » du 26 janvier 2013.
C’est pourquoi le Human Brain, tel qu’il a été sélectionné par la Commission européenne, intégrait une approche de neurosciences cognitives, visant à acquérir de nouvelles données à partir de l’expérimentation sur divers modèles animaux, à de multiples échelles. Or c’est cette approche qui semble avoir été évincée du cœur de la seconde phase d’HBP. Ces neurosciences cognitives proposent une stratégie top-down (« du haut vers le bas »). Il s’agit ici d’utiliser des données macroscopiques issues de l’observation clinique, de l’imagerie médicale ou de la neuropsychologie cognitive (le « haut »), pour tendre vers le microscopique (le « bas »). « Dans HBP, assurait Richard Frackowiak au Monde le 26 janvier 2013, la modélisation se fera par une approche bottom-up, ensuite testée à la lumière de l’approche top-down. En répétant ce processus, le modèle sera progressivement affiné pour faire converger ces deux approches vers un modèle unique. »
Les ambitions initiales auraient-elles changé ? Selon Richard Frackowiak, le HBP est d’abord un programme informatique financé dans le cadre des « technologies futures émergentes » de l’Europe. Ce que confirme le Prix Nobel Torsten Wiesel, directeur du comité consultatif externe du HBP : « Dès le début, ce projet a été conçu comme un programme de technologies de l’information et des communications. Il vise à développer des technologies informatiques super-puissantes pour simuler à long terme différentes fonctions cérébrales. Ses autres buts sont de développer des robots hautement spécialisés et des ordinateurs qui miment le fonctionnement du cerveau. »
AMBIANCE DÉLÉTÈRE
Selon Yves Frégnac : « En se centrant exclusivement sur les innombrables données existantes, HBP devient un projet technologique de type Big Data et perd son ambition d’accroître nos connaissances sur le cerveau. Où sont les nouveaux concepts permettant d’en réduire la complexité et d’en comprendre la diversité biologique ? » En 2013, la Commission européenne a annoncé que le budget consacré à la modélisation de HBP serait réduit de moitié, tandis que l’autre, consacrée notamment aux neurosciences cognitives, se ferait sur appel d’offres. La pétition incite ainsi au boycott de ces procédures susceptibles d’affaiblir les domaines concernés. « Les données des neurosciences expérimentales sont le carburant indispensable des outils de modélisation ultra-puissants du HBP », estime le professeur Antoine Triller, de l’Ecole normale supérieure à Paris.
Plusieurs laboratoires évoquent « une ambiance délétère etparanoïaque ». Mais selon Torsten Wiesel « le 27 juin, un mode de gouvernance plus partagée a été proposé pour la seconde phase du projet ».

Le cerveau humain semble être devenu « la Lune du XXIesiècle » : sa conquête est l’enjeu d’une course internationale. Pour Alexandre Pouget, professeur de neurosciences à l’université de Genève, qui n’a jamais souhaité faire parti du HBP, « l’objectif de notre pétition est d’alerter l’Europe pour qu’elle modifie l'organisation et les objectifs du HBP ou lance une vaste initiative de recherche fondamentale en neurosciences. Il s’agit notamment de rivaliser avec la Brain Initiative lancée par le président Obama en 2014. »

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