vendredi 28 février 2014

Un excellent "billet" de Pierre Sans sur l'état de la psychiatrie en Afrique de l'Ouest et sur la mascarde ethnopsychiatrique

OLIVIER DOUVILLE 
J'ai vu
J'ai vu durant une mission humanitaire en Afrique de l'Ouest ce que je n'aurais jamais cru voir, et que je n'aurais pas cru si je ne l'avais vu.

J'ai vu l'envers du décor, bien loin des quartiers résidentiels pour retraités européens nantis, bien loin des concerts de griots africains pour bobos altermondialistes.

J'ai surtout vu l'envers de ces clichés que véhicule l'ethnopsychiatrie.
J'ai vu la rue, les petits commerces de survie, les décharges en plein air omniprésentes. Je me suis accroupi avec les femmes qui préparent dans la fumée la bouille de maïs, j'ai ri avec elles, joué avec les gamins, répondu aux innombrables « bonjour papa » du matin.
J'ai passé du temps à observer des patients, à photographier et filmer les quelques autistes  repérés. J'ai vu des formes de schizophrénie pratiquement oubliées en Europe, en tout cas en France, des catatonies et de grands délires paranoïdes évoluant depuis vingt ans ou plus.
J'ai vu des dépressions délirantes, des mélancolies stuporeuses, de graves  dépressions post partum, des états délirants aigus spectaculaires, dont un homme conduit à l'infanticide.

J'ai vu des « familles de schizophrènes », d'épileptiques, de troubles bi-polaires, en particulier dans des ethnies où règnent endogamie et consanguinité (encouragées pour protéger le patrimoine et les territoires de pâture).
J'ai vu de grands encéphalopathes et des délirants abandonnés comme des chiens au bord des routes, déposés en catimini par leur famille devant la porte des centres où j'ai travaillé, à moins qu'ils ne soient recueillis par un prêtre ou une assistante sociale et conduits dans ces centres.

J'ai vu des délirants se nourrissant dans les décharges et buvant l'eau croupie des fossés en hurlant leur angoisse d'hallucinés.
J'ai vu des psychotiques qui avaient passé des années enchaînés dans des bois ou dans d’obscurs culs-de-basse fosse, à peine nourris de restes de restes. Le lendemain de mon arrivée, un dimanche, sur douze patients que l'on m'a présentés, trois étaient d'anciens enchaînés. Au cours de sa « carrière », Grégoire, le fondateur de l'ONG pour laquelle je suis venu, a ainsi délivré de leurs fers plus de cinq cents psychotiques répartis sur plusieurs États de l'Ouest africain. Ils étaient parfois réduits à l'état de charogne bouffée encore vivante par les asticots. 

J'ai constaté l'efficacité des médicaments classiques utilisés en Europe et en Amérique du Nord depuis des décennies, même si, sur les grandes schizophrénies évoluant depuis dix ou vingt ans, les séquelles et le handicap vésanique restent souvent importants. Sept produits (y compris un antiépileptique et un correcteur) choisis pour la modicité de leur prix suffisent à améliorer la plupart de ces états de manière spectaculaire. Ces produits sont distribués pour le coût mensuel de 1,5 €, consultation comprise.

J'ai noté en revanche que certains (je ne généralise pas) de mes confrères locaux rédigeaient des ordonnances longues comme le bras, à base de médicaments chers que les patients ne peuvent se payer, ce qui entraîne obligatoirement l'arrêt du traitement à moyen terme, dans ces pays où la sécurité sociale n'existe pas. J'ai aussi vu le matraquage médicamenteux  auquel certains de ces patients sont soumis.

J'ai vu en consultation des dizaines de grands psychotiques qui avaient pu retourner dans leur famille, lorsqu'elle ne les avait pas définitivement abandonnés, et recommencer à travailler, aux champs pour les hommes, aux soins du ménage pour les femmes. Dans le centre où j'écris en ce moment, pour cent cinquante-six patients hospitalisés, nous en suivons régulièrement en consultation huit mille quatre cent quarante deux qui vivent chez eux.
J'ai enregistré le chiffre considérable de la « file active » des trois centres où j'ai travaillé : il dépasse les 20 000 patients. C'est, pour comparaison, trois fois supérieur à celui de l'hôpital psychiatrique le plus réputé de l'Ouest africain, celui de Dakar, où ont travaillé jadis des célébrités de l'ethnopsychiatrie, le Dr Collomb et les Ortigues (auteurs de « l’œdipe africain »).



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