vendredi 28 février 2014

Roland Gori : «La vie devient un mode d’emploi»

ERIC LORET


L’apport essentiel de Roland Gori, c’est de lier psychanalyse et sociologie politique, de relire Hannah Arendt ou Pierre Bourdieu à la lumière de Freud et Lacan. Retour sur les notions de culpabilité, dépendance et obsession à l’ère pragmatique des «sociétés de la norme».

Vous pointez la faillite du récit, le désaveu de la parole…
Il y a cet article bien connu de Walter Benjamin, «le Conteur», sur le fait que nous ne sommes plus capables de raconter des histoires car, écrit-il, «le cours de l’expérience a chuté et il sombre indéfiniment».Si vous prenez par exemple la clinique à l’hôpital, la pédagogie, la vie professionnelle en entreprise, vous voyez que ce qui vient à la place de l’expérience, c’est l’information. Nous avons de même remplacé le dialogue par le communiqué. Mais l’information n’a de valeur qu’au moment où elle est nouvelle, où elle émerge et par conséquent, elle annule le temps. En termes psychanalytiques, on dirait que c’est la dimension maniaque qui vise à dénier la dimension dépressive.

Maniaque ou, comme vous l’écrivez, «obsessionnelle», dont la stratégie inconsciente consiste à parfaitement «respecter la procédure» pour «en bafouer l’esprit» et annuler tout résultat…
C’est maniaque au sens d’une fuite en avant pour ne pas prendre conscience de sa condition tragique, de sa finitude, mais aussi obsessionnel, au sens où la vie devient un mode d’emploi, on segmente les actes de la vie ordinaire comme on organise et rationalise le travail. L’obsessionnel a l’éternité devant lui, il attend la mort du maître comme dit Lacan, ça se répète et, par la répétition même, il tue tout ce qui est vivant, désir, tout ce qui pourrait être innovation, création, etc. Nous répudions la mort, mais nous nous identifions à l’inanimé. Avec, autour de cette inanition subjective, quelque chose de l’ordre de l’agitation, de la manie sociale, qui nous pousse à fuir. Tout se passe comme si nos dispositifs de civilisation incitaient à écarter la culpabilité au profit de la dépendance, à la rationalité technique en particulier. On devient dépendant, comme dit Freud, paradoxalement pour installer une autarcie qui nous protège de l’érosion produite par le rapport à l’autre. Parce que l’autre altère dans la relation. Il est ce qui vient à la place du manque mais il est aussi ce qui révèle l’existence du manque. Se démultiplient aujourd’hui les dispositifs techniques aliénants qui nous débarrassent d’avoir à penser la culpabilité, c’est-à-dire la mort de l’autre, c’est-à-dire notre propre mort, à condition de s’insérer dans des réseaux qui promettent le bonheur.
Tiennent-ils leur promesse ?
En tant que psychanalyste, j’entends sur le divan énormément de gens, à tous les niveaux, qui souffrent, sous la pression normative, de devoir incorporer des normes gestionnaires à l’intérieur de leur acte, en gommant la spécificité de cet acte professionnel. En effet, la technique, c’est la pensée magique, mais qui marcherait. La technique s’articule au sacré, comme le dit Camus, mais s’il y a déliaison, ce que la modernité oublie, la raison devient meurtrière, parce qu’elle incorpore la démesure. L’effondrement du mur de Berlin a été la matérialisation d’un effondrement qui avait déjà eu lieu symboliquement : il n’y a plus de discours émancipateur qui puisse venir contrer l’hégémonie culturelle du néolibéralisme. A partir de ce moment-là, les individus deviennent très pragmatiques. C’est ce qu’on nomme l’exaptation : les exigences de la société formatent désormais les aspirations individuelles, et non plus le contraire.
Pourtant, certains sociologues de la culture de masse soutiennent que «l’esclave grassement nourri», comme écrit Arendt, peut être heureux, même «exapté».
Le bonheur a pris récemment dans l’histoire des idées le sens de «se faire plaisir pendant le temps libre». Le sport ou la lecture ne sont plus les moyens par lesquels on se transforme pour adhérer à la vie de la cité, mais une jouissance hédoniste. Cette conception moderne du bonheur est déconnectée de tout souci de perfectionnement et de partage avec d’autres, partage qui se ferait dans une relation d’égalité, de liberté qui permettrait de participer à la politique. Canguilhem le dit : l’horizon d’une société de la norme, c’est la société animale. J’ajoute : où chaque individu est une pièce détachée de l’espèce en vue d’une production collective. Chacun est assigné à sa place, à sa fonction, qu’il peut modifier eu égard aux exigences sociales prescrites. Oui, on peut être heureux comme ça, on peut être heureux comme une bête, comme un robot.
Que serait alors le bonheur ?
Le bonheur, même subjectif, ce n’est pas simplement une liberté négative où l’on se soustrait à la volonté de l’autre, c’est aussi la possibilité de partager avec l’autre pour construire ensemble un espace de décision. Historiquement, depuis la fin de la transcendance, de la providence, on ne possède vraiment quelque chose qu’à partir du moment non pas où l’on en jouit, mais où cela nous est reconnu socialement par l’autre.
Ce bonheur n’est donc pas incompatible avec la liberté…
Pas si la liberté est ce qui se dérobe aux forces obscures de l’automatisme. Pas si, en refusant la détermination aussi bien économique, biologique que sociale, elle essaie de construire cet espace autre, politique. La démocratie, c’est la possibilité de penser que ce qui est bon pour la cité ou la communauté n’est pas en amont de la discussion, mais en aval. Et que donc on ignore ce que sera la bonne décision. Je crois que nous sommes privés de cet acte de décision collectif. Il y a de même une prolétarisation de l’homme politique, qui voit sa décision, sa responsabilité, confisquées par les exigences sociales de l’économie et de l’opinion.
Recueilli par É.Lo.

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