vendredi 14 juin 2013

RDA, pays de cobayes

LE MONDE | 
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Durant les années 1980, 600 tests ont été menés par une cinquantaine de cliniques et d'hôpitaux en RDA, comme celui de la Charité, symbole de Berlin-Est. L'établissement expose dans son musée bocaux de formol et documents sur les expériences menées par les nazis. THOMAS MEYER /OSTKREUZ | FABRIZIO BENSCH/REUTERS
La carrure d'Herbert Bruchmüller remplit l'encadrement de la porte de sa maison villageoise. Il respire à grands coups. Son visage est rouge, peut-être en raison du traitement de sa maladie cardiaque. Il parle fort, comme s'il lui fallait encore couvrir le bruit des chantiers et des usines dans lesquels il a passé sa vie d'électricien est-allemand. "J'ai rien reçu, pas une explication, pas une excuse", dit-il.
Herbert Bruchmüller ne parle pas là des nazis qui, en 1941, ont envoyé son père sur le front de l'Est, comme presque tous les hommes de ce village de Dannigkow, non loin de Magdebourg, en République démocratique allemande (RDA). Il ne parle pas non plus des Soviétiques qui n'ont libéré son père des camps de travail forcé que cinq ans après la guerre. Et pas davantage du régime communiste est-allemand, lequel, dans les années 1950, a saisi la ferme, les bêtes et les champs de la famille pour les intégrer dans une coopérative que l'économie socialiste allait couler corps et biens.
Il parle des médecins de la RDA. Juste avant la chute du Mur, en 1989, ils l'ont soumis à son insu à des tests de médicaments possiblement dangereux. Il parle des autorités de l'époque, qui ont vendu leurs concitoyens pour quelques millions de marks ouest-allemands. Il parle des compagnies pharmaceutiques occidentales qui l'ont utilisé, lui et peut-être 50 000 de ses compatriotes, comme des cobayes bon marché et incapables de faire valoir leurs droits. Durant l'un de ces tests, un homme est mort, juste à côté d'Herbert Bruchmüller.

"JE SUIS LE DERNIER SURVIVANT"
"Nous étions trente patients dans cette expérience, dit-il. Je suis le dernier survivant."
Autour de lui, une rue nouvellement pavée, des pavillons proprets et des chevaux qui paissent dans des prés rendus à la réunification à leurs anciens propriétaires, lesquels ne savent plus qu'en faire.
Un peu plus loin, une rivière gonflée par les pluies de la veille, des champs de blé et de colza, des forêts de pins plantés au cordeau et des éoliennes. Plus loin encore, à Magdebourg, la capitale de ce Land de Saxe-Anhalt à 150 km à l'ouest de Berlin, des usines désaffectées, d'anciennes casernes russes et une montagne de déchets ménagers de l'époque communiste, sur 14 hectares, que la municipalité a astucieusement recouverts de panneaux solaires en 2012.
Début 1989, Bruchmüller a 35 ans. Le médecin qui soigne sa myocardite depuis une quinzaine d'années lui parle d'un nouveau traitement, disponible à la clinique pulmonaire de Lostau, à 20 km de chez lui. Il s'y rend plein d'espoir et reçoit un flacon de 50 comprimés, à prendre chaque soir. Le médicament n'a pas de nom, mais un fabricant : Sandoz, géant suisse de la chimie et de la pharmacie, fusionné en 1996 avec Ciba Geigy pour former le numéro deux mondial, Novartis.
Il s'agit du Spirapril, un hypotenseur qui sera mis en vente peu après, avec certaines contre-indications. Car durant les tests à Lostau, qui seront interrompus le 20 décembre 1989, six patients vont trouver la mort. Soit en raison des effets secondaires, soit parce qu'ils n'ont reçu qu'un placebo (une pastille neutre, destinée à faire ressortir chez les autres patients les effets des pastilles actives) et qu'il aurait été préférable de les traiter avec leurs médicaments habituels, soit parce que la maladie était déjà trop avancée.
Ingeborg Assmann, la médecin qui supervise les opérations, sera sèchement licenciée en mars 1990, six mois avant la fin de l'existence de la RDA, pour n'avoir pas documenté certains décès. Comme celui, le 20 novembre 1989, du patient numéro 29, foudroyé par une attaque cardiaque alors qu'il pédalait, couché sur le dos, à la droite de Bruchmüller, lors de l'un de leurs examens hebdomadaires.
"ON FAISAIT CONFIANCE"
"Il y avait une certaine discipline, dans notre pays de l'époque, dit-il. On ne posait pas de questions. Personne ne pensait avoir le droit de savoir quoi que ce soit. Il y avait aussi de bons médecins. On faisait confiance. Mais on n'avait pas le choix."
De fait, l'ex-Allemagne de l'Est, dans sa dernière décennie, ressemble au territoire parfait pour les tests d'une industrie pharmaceutique occidentale dépourvue de scrupules. Le personnel médical, du bas au haut de l'échelle, est à la fois bien formé pour documenter les tests, bien surveillé pour ne pas désobéir et suffisamment désargenté pour apprécier les petits cadeaux des représentants de Bayer, Schering, Hoechst (aujourd'hui Sanofi), Boehringer Mannheim (aujourd'hui dans le groupe Roche), Pfizer, Ciba Geigy, Sandoz ou Roche. La Stasi, l'ex-police politique d'Allemagne de l'Est, ne manquait pas d'espionner ces rencontresL'hebdomadaire Der Spiegel s'est plongé dans les rapports sur la foire médicale de Leipzig.
"Dès le matin, il y avait du champagne sur la table, une cartouche de cigarettes et des produits de beauté pour ma femme, rapporte, enthousiaste, un médecin à son officier traitant, en évoquant sa visite au stand de Mack. L'entreprise allemande fait alors partie du groupe américain Pfizer, numéro un mondial, lequel reconnaîtra avoir testé en 1996 son antibiotique Trovan sur des enfants au Nigeria, causant la mort de cinq à onze d'entre eux. "Vers midi, on était déjà bien intoxiqués à l'alcool, les discussions étaient moins précises, on parlait plutôt de cochonneries avec des femmes", affirme Jörg, chef de département à l'hôpital de Schwedt, près de la frontière polonaise, après sa visite au stand de Ciba Geigy.
En RDA, le système de santé se voulait la fière vitrine d'un régime progressiste voué au bien-être des masses populaires. Or, les pénuries de matériel sont une humiliation quotidienne. Dans les hôpitaux, on manque de gants jetables, d'ordinateurs, de couveuses, de sondes, et même d'oranges et de bananes à offrir aux patients le jour de Noël. Dans les années 1980, 20 % des préparations pharmaceutiques ne pouvaient plus être assurées, et les statistiques de mortalité étaient en train de couler l'Allemagne de l'Est dans sa comparaison avec l'Ouest. Les tests dont avaient besoin les groupes pharmaceutiques occidentaux furent une bouée de sauvetage pour un régime aux abois. L'homme chargé par le régime de traiter avec l'Ouest, Alexander Schalck-Golodkowski, lui-même officier de la Stasi, appelait cela les "exportations immatérielles" et organisait un partage équitable, entre les caisses du chef de l'Etat, Erich Honecker (1976-1989), et les besoins des hôpitaux.
50 000 PATIENTS CONCERNÉS
Près de 600 tests ont été menés par une cinquantaine de cliniques et d'hôpitaux du pays. Le Spiegel estime qu'ils ont concerné 50 000 patients. Les études allaient de la chimiothérapie aux antidépresseurs, des médicaments cardiaques au traitement de l'alcoolisme.
Par souci d'efficacité, le gouvernement est-allemand ouvre en 1983 un bureau de liaison à la Fehrbelliner Strasse de Berlin-Est, qui reçoit jusqu'à quarante visites par semaine de représentants pharmaceutiques de l'Ouest. Selon leur ampleur et leur sophistication, les tests sont facturés jusqu'à 800 000 deutschemarks chacun (400 000 euros). Dans les archives de la Stasi, le Spiegel a retrouvé les minutes d'une réunion du 15 octobre 1985 entre deux patrons de la société ouest-allemande Schering, 24 000 employés à l'époque, fusionnée en 2006 avec Bayer, et une délégation est-allemande de haut niveau venue les accueillir à Checkpoint Charlie, le passage du mur de Berlin.
Schering veut alors tester le Rolipram, un psychotrope, l'Echosan, un produit de contraste pour les rayons X, ainsi que l'Iloprost, pour les troubles circulatoires. Durant une pause, le fabricant de médicaments prend à part un médecin chef de la Charité, le grand hôpital de Berlin-Est, et tente de négocier un forfait : davantage de tests encore pour 6 millions de marks (plus de 3 millions d'euros) par an. "Cela fait un tiers de tout ce que nous dépensons pour nos tests, plaide l'Allemand de l'Ouest. Et si des obstacles politiques devaient surgirils seraient vite balayés par les intérêts commerciaux." Marché conclu.
Roland Jahn, ancien dissident et prisonnier politique à l'Est, dirige depuis mars 2011 les archives de la Stasi. Au sommet d'un grand bâtiment gris non loin de l'Alexanderplatz, coeur soviétique de Berlin-Est, il règne sur une équipe de 1 600 employés, 158 km de rayonnages de documents et de films, ainsi que 39 millions de fiches qui n'ont apparemment pas encore livré tous leurs secrets, vingt-trois ans après la chute du Mur.
"Je ne suis pas surpris par ces révélations, dit-il. Je fais confiance à la dictature de la RDA [pour avoir commis des choses pareilles]. Il n'y avait aucune liberté d'opinion, pas d'Etat de droit. Aucune possibilité qu'un individu puisse résister à l'Etat. Toutes les conditions étaient réunies pour que ces tests puissent se dérouler à l'insu des patients, afin de satisfaire une dictature assoiffée de devises occidentales. Le Parti et l'Etat étaient pour cela prêts à mettre à disposition leur propre peuple."
Cet homme a lutté toute sa vie contre le régime communiste de l'Est. Le voilà perplexe, face à de nouveaux "méchants", les complices et les profiteurs de l'Ouest. Un chapitre ouvert en 2012, lorsque le géant suédois Ikea a dû reconnaître qu'il avait eu recours au travail forcé des prisonniers d'Allemagne de l'Est pour fabriquer ou assembler certains de ses meubles.
"La polarisation des années 1990 sur les méfaits de la Stasi doit maintenant être élargie aux responsabilités de l'Ouest, poursuit Roland Jahn. Celui qui traite avec une dictature doit savoir qu'il a affaire à des individus déterminés à piétiner les droits humains. Une commission d'enquête va établir les responsabilités : quelles ont été les motivations des médecins - peut-être certains ont-ils cru bien faire ? Et que savaient les firmes occidentales ?"
Les groupes pharmaceutiques, de fait, sont sur la défensive. Sont-ils prêts à ouvrir leurs archives à la commission d'enquête ? Prêts à financer les recherches des historiens ? Ont-ils un message à adresser aux personnes ayant servi de cobayes ? Aux questions du Monde, Stepán Krácala, porte-parole de Roche à Bâle, n'a voulu répondre que par courriel :
"Tout d'abord, je vous remercie pour votre demande. Les règles, les principes ainsi que les directives imposant un haut niveau éthique dans la conduite des activités de recherche et développement ont une importance particulière chez Roche. C'est pourquoi nous allons regarder en détail et rechercher bien les cas des études cliniques concernées. Nous prévoyons, par exemple, de lancer des recherches dans nos archives. Néanmoins, nous croyons qu'il est essentiel que le contexte scientifique des années 1980 soit pris en compte. (...) Les standards scientifiques de cette époque ne correspondent plus aux standards actuels. Les méthodes de recherche et développement d'aujourd'hui sont soumises à des règles beaucoup plus sophistiquées et nous nous réjouissons de cette évolution. Meilleures salutations."
La réponse de Novartis, par courriel, elle aussi, présente des similarités troublantes. Même insistance sur les standards actuels, qui répondent aux plus hautes exigences éthiques, même volonté de contribuer à l'enquête à condition qu'elle soit "indépendante, scientifique et centralisée".
DES TESTS SELON LES RÈGLES ET LES LOIS DE L'ÉPOQUE
Cette enquête, c'est Volker Hess, l'historien en chef de l'hôpital de la Charité, à Berlin-Est, qui va la mener, dès le 15 juin et pour deux ans et demi. Sans enthousiasme exagéré.
"La folie médiatique récente n'est pas tout à fait compréhensible, dit-il. Ces tests, on en entendait déjà parler au début des années 1990. Il y a même eu à cette époque une commission du Sénat et de la chambre des médecins. Et aussi plusieurs émissions de télévision.
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour lancer une enquête ? L'Allemagne est pourtant un pays qui a l'habitude de fouiller dans son passé...
C'étaient des essais cliniques de médicaments, pas des expérimentations sur des êtres humains ! Ces tests ont suivi les règles et les lois de l'époque, qui étaient mauvaises partout dans le monde. Il ne faudra pas les juger avec les standards d'aujourd'hui.
Mais une enquête est tout de même nécessaire ?
Oui, parce que personne n'avait idée de la masse de tests qui ont eu lieu, près de 600. Dans quelques cas, ces tests semblent avoir heurté les spécifications normatives. La question à éclaircir est de savoir si ces cas individuels étaient des exceptions, des valeurs aberrantes, des extrêmes, ou s'ils ont eu un spectre plus large.
Et cela ne pose pas de problème que vous soyez rattaché à la Charité tout en étant chargé d'une enquête qui pourrait in fine nuire à la réputation de la Charité ?
Le travail du groupe de recherche sera encadré par un conseil scientifique indépendant, dans lequel nous avons invité un chercheur français du CNRS."
La Charité, à Berlin, est un hôpital très particulier. D'abord, c'est le troisième plus grand au monde, avec 3 200 lits et 13 000 employés. Ensuite, il se déploie dans un immense parc arboré du centre-ville en plusieurs dizaines de bâtiments, certains ultramodernes, d'autres en brique rouge du XVIIIe siècle, époque où les spectateurs de son ravissant théâtre anatomique pouvaient admirer plus de 200 dissections de cadavres par an.
Enfin, il fut un symbole de Berlin-Est, avec le Mur qui, en 1960, fut construit juste sous ses fenêtres. Lesquelles seront murées, pour éviter sans doute que des patients ne passent à l'Ouest.
La Charité possède son propre musée. Pour 7 euros (âmes sensibles s'abstenir), on y admire des centaines de crânes et de scalpels, des couveuses qui ressemblent à des Trabant, une très jolie collection de calculs rénaux multicolores et surtout d'innombrables bocaux de formol, certains du fameux docteur Rudolf Virchow (1821-1902) et d'autres plus récents, qui contiennent des coeurs, des rates, des lambeaux de peau rongée par la lèpre, des vésicules ou des nouveau-nés, certains siamois, d'autres hydrocéphales. L'un d'eux, étranglé par son cordon ombilical, date de 1987. C'était l'époque où les pédiatres de la Charité se sont livrés, pour le compte de l'entreprise ouest-allemande Boehringer Mannheim, à des tests sur des prématurés qui consistaient à leur injecter de l'EPO, le produit dopant des sportifs.
Soudain, après une brigade de médecins portant monocle et haut-de-forme, on tombe sur quatre panneaux troublants. C'est la période nazie, et l'autocritique est cinglante.
"Après 1934, les médecins allemands ont plutôt bien accepté l'idéologie nazie d'élimination des faibles et des malades (...) pour créer une race pure. Ils ont peu protesté contre l'éviction de leurs collègues juifs et sont devenus les sbires du régime, en pratiquant la stérilisation et le meurtre (70 000 personnes euthanasiées en 1941 déjà). En même temps, certains ont profité de la situation pour mener des expériences sans le consentement des patients."
Et là, une photo : le pathologiste berlinois Berthold Ostertag, né en 1895, pose fièrement devant un enfant handicapé de moins de 10 ans qu'il vient d'euthanasier et de disséquer. Cet homme a terminé tranquillement sa vie à Tübingen en 1975, médaillé de l'ordre fédéral du Mérite pour ses travaux de neuropathologie.
Quelques mètres plus loin, changement de ton. Le musée raconte les prouesses de la Charité sous la RDA. "Cet hôpital a joué un rôle important pour la confiance en soi et l'indépendance médicale du pays, peut-on lire.Malgré les circonstances, il a offert d'excellentes conditions à ses patients et ses chercheurs. Il a permis des progrès importants pour la biologie moléculaire et cellulaire, la pathologie, la biotechnologie médicale, les maladies cardiaques, les transplantations, les organes artificiels et les sciences neurologiques."
Sera-t-il nécessaire de reformuler quelques écrits du musée après l'enquête qui démarre sur les tests pour des laboratoires de l'Ouest ? "C'est une question pour un futurologue, pas pour un historien", réplique sèchement Volker Hess, ajoutant qu'il y a entre les pratiques nazies et celles de la RDA une différence fondamentale : "Les patients est-allemands pouvaient espérer un bénéfice de ces tests. Que cela n'ait pas toujours été le cas est intrinsèque à une tentative de soin, non ?"
Dans le salon silencieux de sa maison villageoise, Herbert Bruchmüller, lui, se dit prêt à faire don au musée de la Charité de la boîte à moitié pleine de Spirapril qu'il conserve soigneusement sur sa bibliothèque depuis l'an de grâce 1989, qui a vu s'effondrer un pays appelé la République démocratique allemande.

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