vendredi 21 juin 2013

Psyzanie à Saint-Germain-des-Prés

LE MONDE | Par 
La psychanalyste iranienne Mitra Kadavar, le 12 juin, à Paris.
La psychanalyste iranienne Mitra Kadavar, le 12 juin, à Paris. | ENRICO DAGNINO POUR "LE MONDE"
Elle porte les cheveux bouclés sur les épaules et jette sur Paris, ou plutôt sur Saint-Germain-des-Prés, les mêmes yeux noirs que les Persans de Montesquieu. Faussement naïfs, pas tout à fait dupes. Personne, dans le 6e arrondissement de la capitale où elle a choisi son hôtel, ne reconnaît l'Iranienne. Personne ne la cherche, ni ses soutiens d'hier ni même la presse. Internée pendant deux mois dans un hôpital psychiatrique de Téhéran, Mitra Kadivar a pourtant réuni sur son nom – et un site, Mitra2013 –, début février, quelque 4 500 signatures du tout-Paris intellectuel et médiatique réclamant sa libération. "Les artistes, les politiques, les scientifiques, tout le monde a signé ! Maintenant encore je n'en reviens pas. Car, au fond, il ne s'agit que de l'erreur d'un médecin, suite à une triviale querelle de voisinage, dit-elle. Mon internement n'était pas politique."
Rien sans doute n'aurait existé si Mitra Kadivar, médecin et psychanalyste iranienne "analysée" lors de son séjour à Paris, entre 1983 et 1993, n'avait eu l'idée d'ouvrir, en 2012, un centre pour toxicomanes, au 1er étage de son appartement, dans le quartier d'Hesarak, au nord-ouest de Téhéran. Et surtout – "par politesse", assure-t-elle – si elle n'avait prévenu ses voisins des trois étages supérieurs.
C'est le début d'une folle histoire qui va embraser les douze logements du petit immeuble, mais aussi, sur Internet, la psychanalyse française autour de deux de ses têtes d'affiche. D'un côté, Jacques-Alain Miller, le gendre et légataire de Jacques Lacan, billettiste auPoint. De l'autre, Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, biographe de Lacan et collaboratrice du "Monde des livres". A cause de Mitra Kadivar, ils s'affrontent en ce début d'été, devant les tribunaux.
Sur le Web, l'échange épistolaire entre Mitra Kadivar et Jacques-Alain Miller, qui se sont connus naguère à Paris, s'ouvre le 12 décembre 2012. Une vingtaine de courriels échangés entre l'Iranienne de 59 ans et "JAM", fondateur de l'Association mondiale de psychanalyse (AMP), professeur haut en couleur à l'érudition phénoménale devenu, avec sa femme, Judith, le gardien du temple lacanien. "Cher M. Miller, écrit Mitra Kadivar dans un premier e-mail (resté sans réponse), je suis dans un pétrin, ils sont en train de m'envoyer en hôpital psychiatrique." Deuxième e-mail, six jours plus tard : "Cher M. Miller, je suis toujours en liberté, pour combien de temps je ne sais pas." Cette fois, "JAM" accuse réception : "Que se passe-t-il ? A vous, JAM." C'est du moins ce qu'on peut lire dans On nous écrit de Téhéran, un "matériau brut" de 70 pages, édité le 12 février par La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy.
"Du moment où j'ai annoncé que j'allais recevoir des toxicomanes, assure Mitra Kadivar, pantalon noir, visage masculin impassible et sculpté à la serpe, les voisins ont été se plaindre à la police." L'immeuble déplore qu'elle ne descende pas ses poubelles – elle rapporterait même, chez elle, des ordures ramassées dans la rue. Qu'elle mette la musique trop fort – la médecin-psychanalyste répond que c'est pour couvrir les bruits de pas d'un jeune garçon qui, à l'étage au-dessus, court toute la journée comme un fou. Folle, c'est elle qui l'est, assurent les voisins, qui évoquent des"hallucinations". Un juge est saisi, décide d'une expertise psychiatrique. Diagnostic du médecin légiste : "Schizophrénie à déclenchement tardif."
C'ÉTAIENT DES PLACEBOS
Interpellée chez elle le 24 décembre 2012, Mitra Kadivar a le temps de poster quelques mots qui "bouleversent" JAM : "La police est chez moi en ce moment pour m'envoyer en hôpital psychiatrique, veuillez lancer votre campagne." Internée dans le service de psychiatrie de l'hôpital universitaire de Téhéran, on l'attache, dit-elle, on lui prescrit des soins : injections de neuroleptiques, comprimés d'antipsychotiques utilisés dans le traitement de la schizophrénie... "Je les ai recrachés", écrivait-elle alors. Pourtant, aujourd'hui, à Paris, elle l'assure : "C'étaient des placebos."
Après plus d'un mois d'hôpital, le médecin chef lui donne accès à Internet. Les échanges avec JAM reprennent. "Cela se lit comme un roman policier !", dit la préface de leur correspondance. Cela se parcourt aussi comme le roman de deux ego. JAM a le malheur d'évoquer un jour une consoeur syrienne détenue pendant deux mois ? "Depuis la mer Noire jusqu'à la mer de Chine je suis la seule, et vous le savez mieux que personne", réplique l'Iranienne. Il se rattrape : "Mitra, je vous adore (...) Vous me faites penser à Lacan lui-même ! Ou à Judith, sa fille". Ou encore : "De Gaulle était comme vous. Il faisait des scènes à Churchill, comme vous à moi !" Et inversement. Un jour, JAM se prend un coup de sang : "Now stop your games. La coupe est pleine (...) Vous n'abuserez pas davantage de ma patience. Je ne répondrai à aucun message de vous (...) durant trois mois."
"Jeudi, vous serez célèbre", écrit-il un beau matin. Jeudi 7 février, c'est le jour où Le Point publie une tribune pour sauver "Mitra""femme des Lumières" privée de liberté dans un régime où "les mollahs ne cèdent pas"et "avancent vers la bombe". C'est aussi le moment où JAM et son ami BHL – qui, confie-t-il, "n'a jamais rencontré Mitra Kadivar, mais fait confiance à l'ami Miller" – lancent leur pétition pour exiger "sa rapide remise en liberté". Les psychiatres y sont moins nombreux que les psychanalystes : des "millériens" comme Agnès Aflalo, Eric Laurent ou Lilia Mahjoub, mais aussi Jean-Pierre Winter ou René Major. On trouve surtout, au bas de la pétition, Carla Sarkozy, Julia Kristeva, les productrices Françoise Castro et Fabienne Servan-Schreiber, Christine Angot, Florence Malraux, Claude Lanzmann, l'actrice Léa Seydoux, le couple Glucksmann, Alexandre Adler, Olivier Poivre d'Arvor, Régis Jauffret, Roger-Pol Droit... Sans oublier les politiques. Invité à déjeuner par Jean-François Copé, JAM gagne sans aucun mal, sur le coin de la table, la signature du président de l'UMP. Le petit frère, Gérard Miller, ex-mao comme son aîné, récolte pour sa part celle de Jean-Luc Mélenchon. Pas celle de Laurent Fabius. Quand JAM propose d'envoyer à Téhéran une délégation de son école, le ministre des affaires étrangères refuse toute couverture diplomatique.
Une semaine et quelques dizaines de courriels plus tard, Mitra Kadivar quitte l'hôpital. La guerre qui grondait éclate au grand jour. L'appel de Miller en a agacé plus d'un. Et notamment Elisabeth Roudinesco. La présidente de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse (SIHPP) s'étonne d'une "pétition à l'aveugle""Mitra Kadivar, on ne sait pas qui elle est, on ne sait pas bien ce qu'elle fait. Surtout, personne ou presque ne l'a rencontrée", s'interroge-t-elle. "Nous avons assisté à une psychanalyse à distance ", renchérit son avocat Christophe Bigot, qui, le 3 juillet, plaidera contre JAM pour "injure" : sur son blog hébergé par La Règle du jeu, le gendre de Lacan a traité Roudinesco de "grenouille" qu'il faut "laisser faire des bulles".
Le 12 juin, à Nanterre, c'était JAM qui attaquait Mme Roudinesco en diffamation, outré d'être accusé d'avoir "berné" ses signataires : "Son groupe a échoué à faire capoter la libération de Mitra, mais il a fait preuve d'un certain pouvoir de nuisance, confie-t-il. Si j'ai déposé plainte, c'est en pensant aux pétitions que je pourrais lancer à l'avenir."
"Quatre mille cinq cents personnes mobilisées si vite, les gens ont signé par confiance, mais aussi à cause du mot 'Téhéran", peste de son côté Roudinesco. Les signataires ignorent sans doute qu'il n'existe pas d'internements psychiatriques politiques en Iran : le rapport d'Amnesty international de 2012 en atteste." C'est aussi l'avis du psychiatre Foad Saberan, 72 ans, un Franco-Iranien qui exerce à Paris et a écrit très tôt auMonde pour s'émouvoir de l'"irresponsabilité" et du "néocolonialisme" des pétitionnaires.
"Moi aussi, au début, je me suis dit : ah, les salauds ! Puis je me suis renseigné. Ces gens-là ont poussé Mme Kadivar dans un champ de serpents : n'oublions pas qu'à Téhéran la psychanalyse reste sulfureuse (c'est la science du sexe), qu'à Téhéran on pend les délirants qui mettent en cause l'islam chiite !, s'agace-t-il. Mes collègues de Téhéran ne sont pas une bande de débiles. Ils font au mieux pour éviter la prison à leurs patients, ils se serrent les coudes, ce n'est pas comme ici, ces secticules freudiennes, jungiennes, anti-millériennes, pire qu'une guerre entre sunnites et chiites..."
Voilà longtemps qu'une si violente guerre de chapelle n'avait pas agité le petit monde de la psychanalyse. Dès le 19 mars, plusieurs intellectuels, comme Elisabeth Badinter, Catherine Clément, Michelle Perrot, Benjamin Stora, Daniel Widlöcher, Michel Wieviorka, mais aussi le sénateur Jean-Pierre Sueur ont signé l'appel de soutien lancé par le pédopsychiatre Pierre Delion à Mme Roudinesco, ralliant à leur cause quelques repentis de l'appel concurrent, comme Laure Adler. "J'ai pensé qu'il y avait urgence. Mais après instruction du dossierj'ai compris que la situation était beaucoup plus complexe", raconte la productrice et essayiste. " C'est la santé, la liberté, la vie d'une femme qui étaient en jeu, soupire JAM. Ce n'était pas une discussion académique."
A Paris, Mitra Kadivar en reste convaincue : "Sans Jacques-Alain, je ne serais pas sortieen tout cas pas si vite. Le jeune médecin qui a rendu son avis, je pense qu'il a reçu une bonne leçon pour le reste de sa vie. Je lui ai d'ailleurs dit : "Je vais avoir ta peau". Quant aux habitants de l'immeuble, je vais les attaquer en justice pour complot et diffamation. C'est puni sévèrement par la loi islamique." Sans le vouloir, de ses mots fermes, elle rappelle qu'on ne joue pas à Téhéran comme à Saint-Germain-des-Prés. Pour la photo, Mitra Kadivar va passer robe et foulard. "Mon pays a été formidable avec moi, je ne voudrais pas le froisser."

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