dimanche 14 avril 2013

Gagner la guerre contre le cancer : mais qui est l'ennemi ?

Le Monde.fr | 
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Les efforts pour contrôler et  traiter le cancer sont souvent décrits dans des termes militaires. L'image d'une guerre contre la maladie fut jadis appliquée aux autres "maladies fléau" comme la tuberculose et la syphilis, mais dans ces cas elle se référait à des interventions visant à limiter la propagation d'une infection. La "guerre contre le cancer" est très différente. Il s'agit avant tout d'un combat direct contre "le crabe", présenté comme un ennemi acharné, sournois et cruel. Une utilisation intensive de métaphores militaires est unique au cancer. On parle rarement d'une  guerre contre les accidents vasculaires cérébraux, la maladie de Parkinson, le diabète, les maladies neurodégénératives ou l'emphysème pulmonaire. Les individus qui succombent à ces affections ne le font pas au terme d'une "longue et courageuse bataille", et ceux qui guérissent ou sont stabilisés ne sont pas présentés comme des "survivants" ou des "héros ordinaires". Pour comprendre pourquoi  le cancer est perçu à travers des images militaires, il faudra se pencher sur l'histoire de cette maladie.

Avant le vingtième siècle, le terme cancer définissait une maladie incurable et terrifiante. Une lésion localisée qui s'étendait inexorablement en détruisant graduellement la chair saine, sans qu'il soit possible d'arrêter ce processus. A la fin du dix-neuvième siècle, les progrès de la chirurgie ont rendu possible le traitement de certains cancers, mais il s'agissait d'opérations très mutilantes avec un taux de mortalité élevé. Les médecins qui ont développé ces opérations ont légitimé la dureté des traitements par celle de la maladie. A partir de cette période, le traitement du cancer fut décrit de manière croissante dans des termes guerriers : il fallait détruire le "crabe" et combattre le mal par le mal.
 Les médecins ont rapidement compris que seul un cancer localisé est traitable, et que les chances de réussite du traitement chirurgical étaient inversement proportionnelles à la taille de la tumeur. La conclusion logique était qu'il faut persuader les malades de se faire traiter dès qu'ils perçoivent un symptôme qui pourrait indiquer la présence d'une tumeur maligne. Ceci n'allait nullement de soi. Dans la période précédente, la chirurgie du cancer avait comme but d'alléger les souffrances des malades atteints d'un cancer avancé. Selon la nouvelle doctrine, les individus qui avaient des symptômes peu dérangeants (une boule indolore dans le sein, une plaie qui ne se cicatrise pas, un saignement inexplicable) étaient invités à se soumettre a des opérations pénibles, dangereuses et mutilantes. D'ou le rôle crucial de l'éducation du public sur l'importance du traitement précoce du cancer.
Dès la première décennie du vingtième siècle, des experts et des organisations de la lutte contre le cancer ont diffusé le message, "Le cancer peut être guéri s'il est traité à ses débuts".  Lue attentivement, cette phrase affirme seulement qu'il est possible de traiter certaines tumeurs localisées, tandis qu'un cancer disséminé est invariablement mortel. Cependant, son interprétation habituelle était que la détection précoce des cancers garantit leur guérison. Ce message, diffusé inlassablement depuis un siècle, a permis à de nombreux malades d'accéder à un traitement qui a sauvé leur vie, mais en même temps il a eu des effets pervers.
L'argument, éminemment logique, qu'il faut éliminer le cancer à son début glisse rapidement sur l'ambiguïté du terme "début". Le taux de croissance des tumeurs malignes est hautement variable. Une petite tumeur détectée récemment peut être un cancer à croissance rapide qui vient d'apparaître et qu'il est important d'éliminer aussitôt que possible, mais aussi un cancer à croissance lente qui s'est développé pendant de longues années avant de devenir perceptible, et qui ne menace pas dans l'immédiat  -- et parfois pas du tout -- la vie du malade. En l'absence de moyens fiables pour mesurer le degré d'agressivité d'un petit cancer, il est raisonnable de traiter énergiquement toutes les tumeurs cliniquement détectables. Mais doit-on traiter de la même manière les lésions précancéreuses détectées par de multiples stratégies de dépistage, bien qu'une partie seulement parmi elles va évoluer vers un cancer invasif ?
On peut argumenter que le principe de précaution demande la destruction de toutes les lésions qui peuvent devenir cancéreuses, même s'il s'agit d'un risque relativement faible. Le problème est que dans de nombreux cas le remède peut être bien pire que le mal. En outre, des résultats "suspects" d'un test de dépistage sont souvent à l'origine d'une cascade de tests supplémentaires, qui  peuvent produire de nombreux effets indésirables, physiologiques et psychologiques. Les livres de Gilbert Welch et ses collèguesDois-je me faire tester pour le cancer ? et Le surdiagnostic, analysent finement les dangers des tests et des traitements inutiles liés au dépistage des cancers (1).
 La combinaison de la peur généralisée - et fort compréhensible - du cancer et de la perception systématique de cette maladie à travers des images militarisées, favorise cependant la dissémination des approches interventionnistes. Les médecins décrivent souvent l'élimination d'une lésion précancéreuse comme la destruction d'un cancer débutant. En voie de conséquence, il est pratiquement inconcevable qu'un malade se plaindra d'un traitement qui, il le croit fermement, lui a sauvé la vie. En même temps, un siècle de campagnes en faveur d'une détection précoce du cancer a produit une vision très exagérée de l'efficacité de cette approche. Seulement 2% des femmes françaises interrogées en 2009 sur la capacité de la mammographie de prévenir les cas mortels du cancer du sein ont donné une réponse correcte ;  15% ont exagéré 10 fois  l'efficacité de la mammographie, 22% d'entre elles cinquante fois, et 45%  cent fois ou plus (16% ont répondu qu'elles ne savaient pas) (2).
Le concept d'élimination des lésions précancéreuses avant qu'elles induisent "la maladie du cancer" est très séduisant. Les frappes préventives, des interventions fréquemment guidées par un mélange volatile de la volonté de contrôler les événements et de la peur, sont toutefois une solution très problématique. Dans la "guerre contre le cancer" comme dans la  guerre tout court, la logique qui préside à de telles frappes peut mener au remplacement de la preuve par la suspicion et à un abaissement dangereux du seuil de l'intervention. Selon l'actrice nord-américaine May West, "trop d'une bonne chose peut être merveilleux", mais pas nécessairement dans la détection et la prévention des tumeurs malignes (3).

(1) H. Gilbert Welch, Dois-je me faire tester pour le cancer ? : Peut-être pas et voici pourquoi , Les Presses de l'Université de Laval, 2006 ; H Gilbert Welch, Steven Wolochin et Lisa Schwartz, Le surdiagnostic : Rendre les gens malades par la poursuite de la santé, Presse universitaire de Lyon, 2009.
(2)Gert  Gigerenzer, Jutta Mata et Ronald Frank, 2009, "Public knowledge of benefits of screening for breast and prostate cancer in Europe", Journal of the National Cancer Institute, 101(17): 1216-1220.
(3)  "Too much of a good thing can be wonderful". 

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