dimanche 17 mars 2013


Des essais stupéfiants

15 mars 2013
Des comprimés d'ecstasy.
Des comprimés d'ecstasy. (Photo Stringer Brazil. Reuters)

Contre le stress, l’angoisse et la dépression, les champignons hallucinogènes, le LSD ou la kétamine seraient efficaces… à petites doses. En Amérique et en Suisse, la recherche avance. Sous contrôle, car les tabous autour des psychédéliques ont la vie dure. Et pourtant...

Peut-on soigner avec des psychédéliques ? Utiliser du LSD pour réduire les angoisses, face à la mort, de malades en phase terminale, ou de l’ecstasy pour combattre un stress post-traumatique ? Hors de France, de nombreuses études creusent ce filon de la médecine psychédélique qui a connu un bref succès dans les années 50, quand des stars comme Cary Grant se pressaient dans des cliniques huppées en Californie pour être traitées au LSD. «Pourquoi n’ai-je pas commencé plus tôt ?», aurait confié l’acteur, «proche du bonheur»après sa psychothérapie (1). Mais le flower power et ses abus ont entraîné l’interdiction des hallucinogènes vers 1970 et interrompu toute recherche. Depuis une quinzaine d’années, elles reprennent. Aucune ne conclut qu’un hallucinogène deviendra un médicament, et nul ne connaît les effets à long terme. Mais elles ouvrent des horizons.

«L’effet d’une bombe»

Aux hôpitaux universitaires de Genève (HUG), le Dr Markus Kosel s’intéresse aux dépressions graves, dites résistantes à tous les traitements, psychologiques et biologiques. «Un des fléaux de l’humanité», nous indique le psychiatre, dans le calme de son hôpital situé sur les hauteurs de la ville. Selon les études, près d’un quart des dépressifs graves ne répondent pas de manière satisfaisante aux thérapies. «Dix pour cent de la population est touchée par la dépression une fois dans sa vie. Sur cette proportion, 20 à 25% sont difficiles à traiter, ce qui représente un nombre énorme de personnes», explique le Dr Kosel.
Dans ce contexte, l’étude menée en 2006 par Carlos Zarate du National Institute of Mental Health de Bethesda (NIMH), dans le Maryland, a fait «l’effet d’une bombe» (2). Après injection d’une dose modeste de kétamine, 71% des dix-huit patients ont bénéficié d’une«amélioration significative». Prescrite en petite quantité, la kétamine - un anesthésiant synthétisé dans les années 60 et dont l’usage détourné à des fins psychédéliques l’a inscrit sur la liste des stupéfiants interdits - n’amène pas le patient dans une autre réalité. Mais l’effet est spectaculaire et quasi immédiat chez ces personnes sévèrement atteintes (l’une est en dépression chronique depuis quarante-quatre ans) : l’amélioration commence deux heures après l’injection, et dure une semaine.
L’avancée paraît révolutionnaire : alors qu’il faut quatre à six semaines aux antidépresseurs classiques pour produire leur effet, les patients continuant donc à souffrir et avec un risque de suicide important. «A notre connaissance, il n’y a jamais eu de médicament ou de thérapie ayant provoqué un résultat aussi rapide», écrivent les auteurs, se félicitant de «l’espoir notable qu’il suscite pour développer de nouveaux traitements.»

«Le front se relaxe»

En dose unique, la kétamine n’est pourtant pas un remède miracle :«Elle a une action rapide, mais après huit à dix jours, les patients rechutent», tempère le Dr Kosel. En 2010, une étude a testé un traitement de six injections sur douze jours. Les effets positifs durent alors dix-neuf jours en moyenne après la dernière injection, délai qui peut atteindre quarante-cinq jours. Conclusion, il faut continuer à chercher le protocole thérapeutique optimal, ce que fait le Dr Kosel.
En 2010, un article dans Science montrait que la kétamine a, chez la souris, une action sur la plasticité neuronale au niveau du cortex frontal - qui se modifie lors d’une dépression. Le psychiatre genevois tente donc de voir, par neuro-imagerie, ce qui se passe dans le cerveau de l’homme et du rat avant l’injection de kétamine, puis un jour après (quand elle a agi) et une semaine plus tard (lorsque l’effet s’estompe). Le Dr Kosel confirme l’effet «apaisant immédiat» : «Le front très tendu du patient se relaxe. On l’interroge : "Avez-vous encore des idées de suicide ?" Il répond : "Je n’y pense même pas, je suis bien."»

Chansonnette

Markus Kosel cite l’effet «spectaculaire» survenu chez une patiente :«Son fils de 18 ans l’a entendu ensuite chantonner. Il ne l’avait jamais entendue comme ça. Elle m’a dit : "C’est la première fois que je suis comme ça depuis treize ans."»
Même si sa recherche n’est pas une étude thérapeutique - elle vise juste à savoir ce qui se passe dans le cerveau -, le médecin a reçu une vingtaine de mails de résidents américains, sur le thème : «Je m’appelle Jessica, j’ai 58 ans, je souffre depuis vingt ans de dépression, j’ai tout essayé, si vous pouviez me prendre.» Il leur répond poliment que ce n’est pas possible, mais ce genre de demande montre que l’attente est grande. «On n’a rien trouvé de nouveau depuis les années 50-60 dans la pharmacologie de la dépression»,poursuit Markus Kosel. La kétamine semble ouvrir un nouvel horizon de traitement : à la différence des antidépresseurs classiques, qui agissent sur trois neurotransmetteurs (sérotonine, noradrénaline, dopamine), elle opère sur un quatrième, le glutamate, «le plus important du cerveau, on le trouve un peu partout dans les synapses», précise le médecin.
Le Dr Kosel sait qu’il travaille sur un produit «sensible» et controversé. Prise à hautes doses, la kétamine, baptisée «spécial K»ou «vitamine K» sur le marché illégal des hallucinogènes, peut provoquer un phénomène «dissociatif» - l’esprit sort du corps - ou un«état de mort imminente» - l’on croit plonger dans un tunnel vers la mort. Son utilisation sauvage peut s’avérer dangereuse, comme tout psychédélique. Mais de tels effets psychotropes n’ont été constatés que rarement dans les études médicales, qui n’ont pas révélé de dépendance physique ou psychologique. Le Dr Kosel informe néanmoins ses patients des risques potentiels : «On n’est pas des apprentis sorciers en train de bricoler dans leur coin une sorte d’alchimie.» Il sait que pareille recherche serait «impossible en France ou en Allemagne», où les tabous autour des psychédéliques restent très forts.

Souvenirs refoulés

Pourtant, à partir des années 1950, quand le chimiste suisse Albert Hofmann a découvert le LSD, les scientifiques ont beaucoup travaillé. En 1965, plus de 1 000 études cliniques avaient été réalisées - hélas, souvent sans rigueur scientifique. Elles faisaient état «d’effets thérapeutiques prometteurs sur plus de 40 000 patients», selon un article du professeur zurichois, Franz Vollenweider, paru dansNature, en septembre 2010.
L’utilité du LSD vient du fait qu’il produit un état de conscience«modifié», grâce auquel «on peut se rappeler des souvenirs très lourds émotionnellement, et s’en débarrasser», résume Vollenweider. Il fait notamment remonter à la surface des souvenirs d’enfance refoulés, voire de la vie intra-utérine, selon Stanislav Grof, psychiatre tchèque, pionnier de cette médecine dite existentielle. D’après une étude de 1959, les thérapeutes l’ayant essayé étaient«convaincus que le LSD-25 deviendrait, dans les deux ou trois prochaines décennies, le produit le plus couramment utilisé pour aider les psychothérapies».
Entre 1954 et 1960, le LSD a servi à traiter des alcooliques au Canada, sous l’impulsion d’un psy britannique, Humphry Osmond, resté dans l’histoire pour deux raisons : inventeur du terme psychédélique, il a, en 1953, initié au LSD l’écrivain Aldous Huxley, auteur des Portes de la perception. Etabli dans la province du Saskatchewan, Osmond a soigné 2 000 patients alcooliques, avec succès pour la moitié d’entre eux, toujours abstinents un an après.
Mais, dans les années 60, de sales hippies chevelus ont trouvé que l’acide permettait des trips de toute beauté et les autorités se sont affolées. La substance a été interdite, le laboratoire Sandoz a arrêté sa production et les recherches ont été abandonnées durant près de trente ans. Leur reprise actuelle, surtout aux Etats-Unis, réjouit le Dr Olivier Chambon, psychiatre lyonnais (3), qui assure : «Ce sont des supermédicaments avec lesquels il faut être extrêmement prudents, mais ils sont bien supérieurs aux antidépresseurs et aux anxiolytiques. Ils peuvent soigner en une ou deux prises et ont un effet rapide, sans dépendance physique. Mais ils n’intéressent pas les labos, qui ne donnent pas d’argent pour la recherche.»
Cette dernière est alors souvent artisanale. A Soleure, en Suisse, un psychiatre privé, Peter Gasser, a testé l’usage ponctuel de LSD sur des malades du cancer en phase terminale, pour voir s’il réduit leur angoisse face à la mort. Le LSD n’est «ni un médicament diabolique, ni miraculeux, explique-t-il. C’est quelque chose entre les deux.» Il s’intéresse au LSD depuis 1988. Il l’a expérimenté lui-même, puis une première recherche a été autorisée en Suisse, seulement avec des thérapeutes. Elle a été marquée par un drame : «En 1990, il y a eu un accident mortel. Une des thérapeutes a eu une attaque cardiaque après avoir pris de l’iboga, qui était légal à l’époque» (4). De 1993 à 2004, la Suisse n’a plus accordé de permis de recherche.
Le test qu’il vient de terminer porte sur douze patients de 39 à 65 ans (un groupe placebo, un au LSD), ayant droit à deux prises. A chaque fois, le Dr Gasser accueille la personne chez lui, avec une collègue. Le patient ingère le produit, s’allonge, «comme un bébé explorant quelque chose» , dit le Dr Gasser, qui lui explique : «C’est comme un voyage en avion. Je suis le steward. Mon rôle, c’est que vous fassiez un bon voyage. Le pilote, c’est vous et le LSD.»L’expérience dure huit heures au moins, puis le patient dort là. Le lendemain, ils débriefent.
«Douze patients, c’est trop peu pour une étude statistique, indique le médecin. Mais tous ont dit avoir tiré un bénéfice personnel de l’expérience, avec une réduction des anxiétés. Et il n’y a pas eu d’effet secondaire néfaste comme des angoisses intraitables.»Conclusion, le traitement au LSD «ne pose pas de problème quand il est fait dans un protocole clinique soigneusement contrôlé». Le Dr Gasser voudrait l’étendre : «Selon les patients, deux fois, c’est trop peu.» Il souhaiterait trois à dix séances sur deux à trois ans. Une patiente a témoigné dans un documentaire : «Ce qu’une psychothérapie ne peut faire en deux, trois ans, le LSD l’a fait instantanément. Avant, j’avais peur de la mort. Maintenant, je suis amie avec elle. Le cancer n’est plus mon ennemi, c’est une partie de ma vie.»

Stress et trauma

Autre psychédélique, la psilocybine (tirée des champignons hallucinogènes) s’est avérée efficace pour réduire les angoisses. Toujours en Suisse, un psychiatre basé à Biberist, Peter Oehen explore la MDMA - plus connue sous le nom d’ectasy - pour traiter le PTSD, syndrome de stress post-traumatique, chez des patients ayant subi des abus sexuels dans l’enfance. Synthétisée en 1912, puis tombée dans l’oubli, avant qu’une utilisation massive comme drogue«récréative» ne conduise à son interdiction vers 1985, la MDMA pourrait, selon diverses études, servir de «catalyseur» dans des psychothérapies, en levant les inhibitions. «Elle crée un contexte dans lequel les patients peuvent plus facilement se confronter à leur trauma, car ils ont moins de crainte», tout en gardant les idées claires, explique le Dr Oehen. Michael et Ann Mithoefer, thérapeutes en Caroline du Sud, en ont administré avec succès à des vétérans d’Irak, atteints du PTSD (5). Peter Oehen est en revanche déçu : il n’a pas constaté d’«amélioration significative» dans son étude (6).

Posture militante

Autorisées officiellement et contrôlées par un comité d’éthique, les recherches des Dr Gasser et Oehen sont financées par la Maps (7), structure californienne qui milite pour la légalisation des psychédéliques à usage thérapeutique ou pour le «développement personnel» de l’individu. Cette posture militante crée de la méfiance dans le milieu médical, notamment en raison du conflit d’intérêt. Mais le Dr Oehen revendique une démarche «scientifique, avec une approche rationnelle, sans préjugés ni objections politiques» : «On doit dépasser le fait qu’il y a eu un abus de tous ces hallucinogènes. On fait de la recherche pour savoir s’ils ont un potentiel thérapeutique. Peuvent-ils aider ? Si oui, comment les utiliser sans qu’ils fassent du mal ?»
Certains imaginent déjà des centres spécialisés où les malades en phase terminale recevraient des psychédéliques. On en est loin : la recherche n’apporte aucune conclusion définitive, notamment en raison du faible nombre de patients impliqués. Mais certains en France se sont mis à la pratique dans des psychothérapies diverses, en bravant discrètement la loi. «Il y a tout un monde underground de praticiens, pas des charlatans, qui utilisent ces substances - LSD, MDMA, kétamine - pour l’effet turbo qu’elles engendrent sur leurs patients, explique l’un d’eux. Ce sont des facilitateurs. Utiliser ces produits dans une thérapie, c’est comme passer de la 2CV à la Ferrari.»
Dessins Sylvie Serprix
(1) «Cary in the Sky with Diamonds», article paru dans «Vanity Fair» d’août 2010. 
(2) Voir Archives of General Psychiatry-Journal of the American Medical Association, août 2010. 
(3) Auteur notamment de «la Médecine psychédélique, le pouvoir thérapeutique des hallucinogènes», les Arènes, 2009. 
(4) Classée comme drogue en France, l’écorce d’Afrique centrale a fait ses preuves pour traiter les addictions ( «le Monde du 1er décembre 2012). 
(5) «Journal of Psychopharmacology» de novembre 2012. 
(6) «Journal of Psychopharmacology», janvier. 
(7) Multidisciplinary Association for Psychedelic Study.www.maps.org. On peut aussi consulter http://www.erowid.org/ et www.psychoactif.fr

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