mercredi 31 octobre 2012

Le médicament, champ de bataille des spécialistes

LE MONDE | 
D'un côté, un vrai succès public dont témoignent les 200 000 exemplaires écoulés en un mois du Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles et dangereux (éd. Cherche Midi, 23,80 euros) des professeurs Bernard Debré et Philippe Even ; de l'autre, une violente polémique née dans le milieu médical sur les "énormités" dudit ouvrage : il n'en fallait pas plus pour rallumer les passions françaises autour du médicament. Deux ans après le scandale du Mediator, le livre des deux professeurs a révélé la soif de connaissances fiables et indépendantes des Français dans un pays où la consommation moyenne de médicaments était encore de 48 boîtes en 2011. Depuis sa sortie, le milieu médical s'organise pour présenter au public des alternatives en matière d'information sur les médicaments.
Le Guide des professeurs Debré et Even procède à une "évaluation d'ensemble des médicaments" et propose "40 notes de synthèse et anecdotes sur le traitement des grandes pathologies". L'ouvrage pose une foule de questions pertinentes mais n'est pas exempt de reproches. Peut-on suivre les auteurs quand ils affirment que "l'effet principal de tous les médicaments, même ceux dont l'activité est scientifiquement démontrée, est un effet subjectif, dit "placebo"" ? Des diabétologues ont contesté des affirmations comme : "L'insuline augmente le LDL cholestérol" ("mauvais cholestérol") ou souligné des erreurs - "Les statines [traitement anticholestérol] ne sont pas remboursées en Angleterre".
Les conséquences ne se sont pas fait attendre dans les cabinets médicaux : "C'est tous les jours que nous avons face à nous des malades qui arrêtent les médicaments, qui contestent les ordonnances ; ils ont lu que tel ou tel médicament était dangereux", explique un membre de la Société de cardiologie. "Les patients sont prêts à tout croire. Une femme de 35 ans, atteinte d'hypercholestérolémie familiale, d'origine génétique, vient d'arrêter son traitement, qui faisait baisser le taux de cholestérol, pour prendre du riz rouge, à cause de ce qui est écrit dans le livre sur les statines", raconte ce médecin, dépité.
"Il y a clairement une déstabilisation. Je suis confronté à des patients qui veulent remettre en cause des traitements validés, efficaces et auparavant acceptés. C'est très dommage", constate le professeur Vincent Renard, président du Collège national des généralistes enseignants. "Les internes nous ont alertés car ils ont craint d'être rapidement mis en difficulté, en raison de l'impact médiatique du livre, et des questions des patients", souligne-t-il.
"INFORMATIONS QUASI DÉLOYALES"
Face à l'impact du Guide sur certains patients inquiets, une contre-offensive a été lancée par une douzaine d'universitaires dont le diabétologue André Grimaldi, le professeur de thérapeutique Jean-François Bergmann, le pharmacologue François Chast, le cardiologue Daniel Thomas, le néphrologue Jean-Pierre Grünfeld et le professeur de santé publique François Bourdillon. "Nous préparons pour fin 2012-début 2013 un document pour le grand public, une sorte d'"Indignez-vous" sur le thème des médicaments", indique le professeur Chast.L'ouvrage ne balaiera pas toute la pharmacopée, mais il abordera les classes de produits les plus contestés dans l'ouvrage d'Even et Debré, comme les statines. Face à des informations quasi déloyales, nous remettrons en perspective des vérités scientifiques que le public doit connaître. Nous proposerons aussi une réforme du cheminement de la mise sur le marché des médicaments en France et en Europe, et une organisation différente des circuits."
De leur côté, les académies de médecine et de pharmacie viennent de créer un groupe de travail commun sur le médicament dont les conclusions seront rendues publiques dans six mois. "Ce n'est pas une réaction à la publication d'Even et Debré, mais ce livre a probablement accéléré les choses, concède Gilles Bouvenot, président de la commission de la transparence à la Haute Autorité de santé. Notre lettre de mission prévoit l'analyse des conséquences d'une information erronée du public dans le domaine du médicament, et la mise en perspective de l'évaluation de ces produits avant et après leur mise sur leur marché. Nous émettrons des recommandations, en précisant le rôle des instances légitimes, médecins, pharmaciens, paramédicaux, sociétés savantes, académies, instances publiques..."
Pour sa part, l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM, ex-Afssaps) pilote la création d'une base d'information sur les médicaments, à destination du public et des professionnels, en collaboration avec la Haute Autorité de santé (HAS) et l'assurance-maladie. "Ce référentiel, qui concernera aussi les dispositifs médicaux, avait été inscrit dans la loi Bertrand du 29 décembre 2011 adoptée après l'affaire Mediator, précise Bernard Delorme, responsable du pôle information à l'ANSM. L'objectif est de disposer d'une base ergonomique, accessible et exhaustive. Une première version sera disponible fin mars 2013, sur le site du ministère de la santé."
Pour les 10 000 spécialités médicamenteuses disponibles en France, cette banque rassemblera des données provenant de l'ANSM (notice, résumé des caractéristiques du produit), de l'HAS (informations sur les performances des molécules, intérêt thérapeutique et progrès) et de l'assurance-maladie (prix et remboursement). Bernard Delorme précise que la base sera progressivement enrichie par d'autres documents : recommandations de bon usage d'une classe thérapeutique, informations issues d'autres agences comme l'Institut national du cancer... Une application pour smartphone est aussi envisagée.
Le professeur Dominique Maraninchi, directeur général de l'ANSM, insiste sur la transparence du nouveau système, et la disponibilité en temps réel des données grâce à des mises à jour automatiques. Il souligne par ailleurs qu'une collaboration plus étroite entre l'ANSM, qui évalue les médicaments avant et après leur mise sur le marché, et la Haute Autorité de santé, qui fait du "tri" en déterminant leur intérêt thérapeutique, est prévue. Avec probablement des points d'étape annuels ou biannuels.

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