jeudi 9 août 2012


Soigner la maladie mentale quand il n’y a pas de psychiatre


Vikram Patel - Crédit Flore Vasseur

Vikram Patel - Crédit Flore Vasseur
L’Inde excelle dans la formation de brillants médecins qu’elle peine à retenir. Diplôme en poche, ils prospèrent dans de fructueuses carrières en Occident. Le système de santé indien s’embourbe. Quand le personnel existe, il se concentre dans les villes et le secteur privé, inaccessibles pour une grande majorité de la population qui ne se soigne pas du tout. 

Cette crise des ressources affecte tout particulièrement la psychiatrie, grande oubliée des politiques publiques de santé. Elles représenteraient pourtant près de 10% des pathologies, notamment chez les démunis. Selon Vikram Patel, psychiatre indien, universitaire et humanitaire, « le fond du problème c’est l’écart irréconciliable entre le nombre de personnes souffrantes et le nombre de personnes soignées ». 

Aussi, Il travaille depuis 12 ans à une solution : la délégation partielle des tâches à un personnel non médical mais issu de la collectivité, formé et encadré localement. L’intérêt : permettre aux personnes souffrantes d’être prises en charge par les institutions et aux médecins de se concentrer sur les cas les plus graves. 

La cinquantaine sportive, Vikram Patel avait tout pour faire une carrière confortable dans les quartiers chics de Londres. Né à Bombay, où il grandit et fait sa médecine, il se passionne très tôt pour le cerveau. : " J'ai rencontré des malades mentaux durant mon internat. Et j'ai eu envie de me consacrer à la psychiatrie. J'ai eu une bourse pour Oxford, puis mon PhD - doctorat de recherche - à Londres, j'ai travaillé dans des institutions prestigieuses, entouré de collègues plus brillants les uns que les autres, mais je n'étais pas prêt à poser ma plaque, explique- t-il dans son anglais de Cambridge aux intonations chantantes. Je suis allé au Zimbabwe pour une recherche de deux ans. Et j'ai découvert un tout autre visage de ma profession. Il y avait 10 psychiatres pour 10 millions d'habitants, dont 8 millions dans la capitale ! La plupart des malades s'en remettaient au chef de la communauté, qui faisait comme il pouvait. J'ai vu toutes sortes de choses, des personnes attachées, traitées sans dignité, se promenant nues, parquées dans des cours fermées par des barbelés dans un lieu que le personnel appelait lui-même "le zoo". "
Après le Zimbabwe, il revient en Inde, découvre une situation similaire. Il aurait pu fuir, gagner Londres et ouvrir son cabinet. Vikram Patel saisit son bâton de pèlerin : il veut soigner à grande échelle les maladies mentales dans les communautés défavorisées.

Vikram s'établit à Goa, fonde Sangath, une ONG, créé le consortium Prime (Programme for Improving Mental Health Care) avec des psychiatres en Ouganda, en Afrique du Sud, en Ethiopie et au Népal. Mais il garde néanmoins un pied à Londres, où il dirige le Centre for Global Mental Health de l'Ecole d'hygiène et de médecine tropicale. " L'approche de la "délégation des tâches" est très débattue en Inde et en Afrique aujourd'hui, mais je n'ai rien inventé. J'ai juste copié ce qui se fait depuis des décennies en pédiatrie ou en dermatologie. S'il y a des gens dans une communauté capables de faire naître un bébé en toute sécurité, de diagnostiquer une pneumonie ou d'administrer une injection, pourquoi ne serait-il pas possible de déléguer certains actes pour soigner la maladie mentale ? "

Politiques et personnel médical grincent des dents, inquiets des risques potentiels pour les " soignants " et les malades. Pour eux, " il vaut mieux ne pas soigner que de faire intervenir des personnes qui pourraient nuire. La seule façon de les convaincre, c'est de parler leur langage et, en médecine, ce qui compte, c'est l'expérimentation ".

Dont acte. Vikram remue ciel et terre, organise des centaines d'expérimentations dans l'Inde rurale. La plus importante, la Manas Study, est à Goa. Il s'allie avec 24 centres médicaux, publics et privés, de l'île, les sépare en deux groupes homogènes : l'un va participer à l'expérimentation, l'autre servira de groupe témoin. A proximité de ces centres, Vikram sélectionne le personnel volontaire, le forme pendant six semaines à une série de tâches très précises dans le traitement de la dépression et de l'anxiété. Il le place ensuite dans les centres concernés, organise sa supervision.

Après un an, il analyse l'évolution des patients et du corps soignant dans son ensemble, compare avec le groupe témoin. Les résultats sont clairs : moins de suicides parmi les patients, moins d'absentéisme pour raisons médicales parmi le personnel. A un coût quasi nul ! L'investissement en personnel (le salaire supplémentaire) est compensé par la baisse du coût des traitements liée à l'amélioration de la santé des patients et par la baisse des coûts de fonctionnement de l'institution.

Vikram répète l'opération ailleurs, sur la schizophrénie, l'autisme, les addictions, aligne les résultats, affine les formations : " Ce n'est plus mon opinion personnelle, juste des faits. Je milite pour la création, à l'échelle nationale, de ce poste de community health worker. C'est sa pertinence et son sérieux que j'essaie de démontrer par mes expérimentations scientifiques. Mon rêve, c'est que le gouvernement en accepte le principe et déploie ces postes. Alors mes modules de formation pourront être utilisés à grande échelle. "

Mais comment transmettre en quelques semaines, à une population sans formation médicale, un savoir technique, théorique et pratique qu'il faut des années à acquérir ? " Ce n'est pas pour tout le monde. Il faut des personnes hyperintégrées dans leur communauté, très intéressées par la maladie mentale. On a un processus de recrutement difficile à chaque étape : à l'entrée, pendant la formation, à la fin de la formation, pendant la supervision et à la fin de celle-ci. Par ailleurs, on forme à des tâches ultraspécifiques pour une maladie mentale précise, correspondant à une partie très définie du traitement. Et, ensuite, tout est dans la supervision : les personnes commencent par suivre les consignes à la lettre, elles se confrontent à la réalité, ont à résoudre des problèmes, échangent avec leur superviseur, apprennent. "

Les idées de Vikram sont au coeur du XIIe plan quinquennal de santé mentale aujourd'hui en discussion au ministère des finances indien. Elles pourraient même aller plus loin. L'OMS s'intéresse de près au concept.

Le NHS (National Health Service), le département américain de la santé, s'est engagé auprès de l'ONG de Vikram sur un programme de traitement de la dépression postnatale en Inde et au Pakistan : ensemble, ils forment des mères à en aider d'autres. " Nous sommes des scientifiques, sur le terrain, des médecins. Nous ne sommes pas en train de former des psys à bas coûts. On expérimente, on publie dans des journaux scientifiques, on a recours au lobbying pour se déployer. La médecine avance comme cela et, aujourd'hui, il faut démocratiser son savoir. "

Il voit grand, connaît les règles. Cela fait plus de dix ans qu'il bataille. La crise sanitaire s'aggrave, le temps travaille pour lui. Vikram Patel cache bien son jeu. Cet homme doux est un acharné en passe de réussir son pari fou. … 
Par Flore Vasseur, entrepreneur et romancière.

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