mercredi 16 mars 2011

Portrait d'Albert Dadas en "touriste pathologique"
14.03.1

Grâce au travail inspiré d'un jeune peintre suédois, Johan Furaker, le CAPC-Musée d'art contemporain de Bordeaux exhume une histoire d'homme et de psychiatrie datant de 1887, hors du commun en ce temps-là. De nos jours, elle serait banale.

A cette époque, Philippe Tissié, un jeune interne en psychiatrie du service du docteur Albert Pitres à l'hôpital Saint-André de Bordeaux, tombe sur un patient "pleurant et se désolant sur son lit" : Albert Dadas. Depuis son lit d'hôpital, cet homme de 26 ans, employé occasionnel à la Compagnie du gaz de Bordeaux, explique au psychiatre sa passion impulsive pour la marche et les voyages, qu'il vit sous forme d'errance, souvent sans papiers, amnésique à chacun de ses retours.

Pour les gendarmes, c'est un vagabond potentiellement dangereux. Pour les médecins, Albert Dadas est un "fugueur pathologique", le premier du genre diagnostiqué. Il sera même examiné par Charcot et Gilles de la Tourette. Pendant vingt ans, d'autres personnes seront diagnostiquées de la même maladie avant qu'elle ne disparaisse. Ian Hacking, philosophe canadien des sciences de la mémoire, auteur des Fous voyageurs, (éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2002), livre qui a inspiré Johan Furaker, parle de "maladie mentale transitoire". A cette époque, le voyage est encore réservé à une élite, aux poètes et romanciers.

Aucun souvenir

Le jeune Albert a fait sa première fugue à 12 ans. Adulte, il quitte souvent Bordeaux après des crises violentes de migraine. Il marche, vite - jusqu'à 70 km par jour - ou prend le train. En trente-cinq ans, entre les errances, les séjours à l'hôpital et sa vie bordelaise - il est marié et père d'une fille -, il va visiter des villes, les destinations touristiques de son époque : Paris, Vienne, Berlin, Constantinople, Moscou, jusqu'en Algérie. Comme seule la bourgeoisie avait le droit de parcourir l'Europe sans passeport, il est souvent rattrapé par la police locale et connu comme le loup blanc des ambassades et des hôpitaux.

Son psychiatre va lui demander de conserver sur lui des documents, précisant qu'il souffre de "fugue hystérique" et habite Bordeaux, pour le faire renvoyer au plus vite dans sa ville natale. De ses pérégrinations, Albert Dadas ne ramène aucun souvenir. Ce déserteur de l'armée française ne se souvient de rien, sauf sous hypnose, en vogue à l'époque.

Johan Furaker découvre cette histoire par hasard, pendant ses études à l'Académie des arts de Malmö. Ce trentenaire y consacre quatre ans de sa vie. Il est venu fouiller dans les archives bordelaises, où seules quatre photos noir et blanc de Dadas, le "touriste pathologique", subsistent. Les peintures et dessins sont hyperréalistes mais Furaker, dont c'est la première exposition dans une institution, ne cherche pas à traquer la vérité. Jusqu'au catalogue, dont la bonne idée consiste à coller soi-même les reproductions des toiles de l'exposition sur des zones blanches. "Le travail de Johan Furaker est hanté par l'idée de perte de mémoire", explique Alexis Vaillant, commissaire de l'exposition. L'histoire de Dadas est privée d'images, et devient une source sans fin d'interprétations. A l'heure du storytelling et du tourisme de masse, son travail a toute sa pertinence.

"Le Premier Fugueur", de Johan Furaker au CAPC-Musée d'art contemporain, 7, rue Ferrère, Bordeaux. Tél. : 05-56-00-81-50. Jusqu'au 24 avril. Conférence sur Albert Dadas, d'André LeBlanc, professeur d'histoire des sciences à Montréal, et projection de "Paris syndrome" de John Menick, le 23 mars ; deux séances d'hypnose publiques, au CACP et dans un lieu inconnu, les 30 et 31 mars. Sur le Web : Capc-bordeaux.fr.
Claudia Courtois

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