dimanche 14 février 2010



29.01.10
Chronique d'abonnés

Jacques-Alain Miller


par Claude GUY, Psychanalyste


Contrairement à ce que l'on peut entendre ici et là, Jacques-Alain Miller qui a créé et dirige l'École de la cause freudienne et fondé l'Association mondiale de psychanalyse n'a pas retourné sa veste. Il est au contraire très fidèle, fidèle à la ligne de conduite qui est la sienne depuis toujours, à savoir la continuité de l'association qu'il a créé … à n'importe quel prix. Je ne crois pas qu'il y ait lieu à s'indigner ou à pousser des cris d'orfraie devant ce qui est tout simplement la suite logique d'une attitude jamais démentie.

«L'École, en tant qu'elle a des membres, qu'elle les sélectionne, ce n'est pas la psychanalyse pure, c'est la psychanalyse appliquée. C'est la psychanalyse appliquée à la constitution et au gouvernement d'une communauté professionnelle, et aux relations de cette communauté avec les puissances établies dans la société, et avec l'appareil de l'État …/... Un médecin apporte à l'École un crédit social qu'un non-médecin ne lui apporte pas. C'est ainsi. Une gestion avisée de l'intérêt de l'institution le prendra en compte »1.

Outre que le concept de psychanalyse pure est au mieux douteux, au pire abject (la race pure, la filiation pure …), le double sens constant et sous-jacent de son propos (les mots choisis de « constitution » et de « gouvernement » même s'ils s'appliquent en l'espèce à la communauté professionnelle, nous font nécessairement dresser l'oreille) indique clairement que Jacques-Alain Miller dit en fait ce qu'il pense vraiment et depuis fort longtemps. Ce que d'ailleurs, il développe tout à fait clairement plus loin.

Ce qu'il pense c'est que l'essentiel, « c'est une gestion avisée de l'intérêt de l'institution ». Voire même, et au fond il s'agit ni plus ni moins que de la véritable fonction d'une institution, de devoir mettre toutes ses forces à exister puis à perdurer, quoi qu'il en coûte. « Pourquoi une École ? Il s'agit en somme de créer et de faire perdurer une institution qui satisfasse pleinement aux exigences de l'État et de la société … » -on croit rêver, mais ce n'est encore rien !- « tout en abritant en son sein une pratique subversive qui s'appelle la psychanalyse pure. Pourquoi ces gages donnés, ces hochets reçus, ce grand déploiement de semblants ? Afin de loger la petite alvéole indispensable à la formation des analystes et à leur accréditation par d'autres analystes ».

C'est bien entendu du cynisme pur. Il le fait, il le sait, mais il n'y a pas d'autres moyens pour arriver à ses fins, faisons donc, notamment lorsque ces compromis permettent à une institution de gérer elle-même l'accréditation des analystes par d'autres analystes. La manœuvre est claire, l'association qui aura accepté les compromis voulus par l'Etat sera désignée comme bras séculier pour l'accréditation des analystes et mieux vaut que ce soit la sienne.

Et pour le cas où l'on n'aurait pas très bien compris ou, pire encore, qu'on ne voudrait pas comprendre, il vous assène une interprétation dont il a le secret, mettant en cause nos fantasmes et notre ringardise : « L'institution, ses compromis, voire ses ruses, déçoivent vos fantasmes ? Supprimez tout ça, il n'y a plus d'École …/... Vous voulez consolider l'institution en embrassant le siècle ? Moderniser, intégrer l'institution à la société, aux médias, au marché ? Devenir un rouage de l'État ou d'un de ses pseudopodes, l'Université, l'association Aurore, que sais-je encore ? Vous ne trouverez pas de recette, pas de mathème pour vous dire comment faire, pour vous indiquer dans chaque cas, en chaque circonstance, comment négocier la passe entre Charybde et Scylla... »

C'est tout de même la seule raison qui lui permet de défendre l'idée que l'École, son École, est devenue « réticente à admettre des non médecins et des non psychologues ». Tout cela donc au nom d'un pragmatisme bonhomme « le monde a changé depuis que le charmant X recrutait le charmant Y ». Ce qui en passant est déjà une critique virulente, comme si jusque là, jusqu'à ce que l'État s'en mêle, seul le copinage était de mise, oubliant de fait la transmission, l'importance des maîtres de savoir, de tout ce qui a fait et fera, n'en doutons pas, des filiations et souvent des gens audacieux à défaut d'être talentueux.

Il poursuit et c'est là que certains lui reprochent de retourner sa veste : « L'amendement Accoyer s'est imposé à nous, et ce n'est pas faute de l'avoir combattu ». On a perdu certes, mais dans l'honneur, au combat. Et, argument suprême pour qui ne veut voir qu'une seule tête, « Toute l'Europe réglemente aujourd'hui l'activité psy sur des bases comparables. Le méconnaître serait pratiquer ce qui s'appelle la politique de l'autruche ».

Là, on passe carrément à l'argument spécieux. Personne ne méconnaît. Il ne s'agit d'ailleurs pas de méconnaître, mais de ne pas faire systématiquement la même chose sous prétexte que tout le monde le fait. C'est franchement pitoyable, mais il doit se douter que ça ne tient pas. Il insiste alors sur les « compromis révolutionnaire » : « L'École n'existe pas au ciel des Idées, c'est une institution qui se démène pour la cause freudienne dans le monde effectivement réel, et cela comporte de passer des compromis, oui -à condition, bien entendu, qu'ils soient révolutionnaires ... ».

On appréciera le jeu sur la « cause freudienne », repris un peu plus loin dans son « je veux dire qu'ils fassent avancer la cause », les encore naïfs pouvant se demander de quoi il parle vraiment. Ne doutons pas qu'il parle pour sa cause, son École en le déguisant en une universelle « cause freudienne » qui n'est d'ailleurs pas à défendre sauf dans la clinique et n'a nul besoin de défenseurs patentés. Quant au compromis à passer, c'est un peu en l'occurrence le pacte avec le diable. Qu'importe l'âme (pourtant chère à Freud) pourvu qu'on ait la reconnaissance de l'État qui arrange bien les petites et les grandes affaires, y compris financières. Probablement la référence au « révolutionnaire » renvoie à toutes les compromissions qu'étaient prêts à faire (et sont prêts à faire) tous ceux qui ont comme projet une idée ficelée et veulent arriver à leur fin quoi qu'il en coûte.

Et finalement pour lui, tout ceci relève du banal -il n'y a pas de quoi en faire toute une histoire- puisque « se faire psychologue, ce n'est pas le bout du monde tout de même » et qu'il « ne voit rien d'indécent à expliquer au novice que la psychanalyse ne le dispense pas de régler ses factures de gaz, ni de rendre à César ce qui lui revient ». Il rajoute enfin au cas où l'on remuerait encore un peu la question dans un réflexe de survie, « ce principe à la tradition pour lui ». De quelle tradition parle-t-il en la matière ? De Freud ? Certainement pas. Impossible à défendre puisque celui-ci prit la défense de Reik sur ce sujet et écrivit même un texte pour défendre son point de vue2. C'est Lacan qui, nous raconte-t-il : « quand Laplanche, normalien, voulut devenir analyste, celui-ci lui enjoignit de faire des études de médecine . C'était au milieu du siècle dernier ».

Mais bien sûr, rien n'est important et tout est égal à tout. C'est ce que ce monsieur nous sert, comme à son habitude.

On ne lit pas assez Jacques-Alain Miller.

On a tort.

Il est clair comme de l'eau de roche : il dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit.

L'inconscient peut bien aller se faire voir ailleurs.

1 « Commentaires sur quelques questions abordées dans la lettre précédente ». p. 8 et 9. n° 78 du Journal des journées de la Cause freudienne du mercredi 6 janvier 2010.
2 Psychanalyse et médecine ou « la question de l'analyse profane ». Texte de Sigmund Freud. 1925


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