vendredi 10 mai 2024

Carole Le Floch, ancienne SDF : « Porter la parole des personnes précaires a été l’outil pour me reconstruire »

Par    Publié le 23 avril 2024 

Cette femme de 52 ans a passé un an à la rue pour fuir un mari violent. Une rupture de vie qu’elle a surmontée en s’investissant dans la participation citoyenne, comme représentante des personnes accompagnées par le travail social. Jusqu’à obtenir un emploi dans ce secteur.

Carole Le Floch, devenue conseillère technique à l’Institut régional du travail social d’Ile-de-France après avoir connu la rue et la grande précarité, chez elle, à Chartres, le 10 avril 2024.

Carole Le Floch a un peu hésité à nous rencontrer. « J’avais peur que vous soyez surtout intéressés par les violences conjugales que j’ai subies, ou par les détails glauques de l’époque où j’étais à la rue », livre-t-elle un peu abruptement. L’essentiel, pour cette femme de 52 ans, n’est pas de se raconter longuement, mais d’évoquer le chemin parcouru afin de « donner ou redonner de l’espoir » à ceux qui auraient connu une rupture de vie semblable à la sienne.

Elle passe très vite sur la première partie de sa vie. Des parents défaillants, l’école arrêtée à 15 ans parce qu’elle était enceinte du premier de ses quatre enfants. Son métier d’aide-soignante et vingt-sept années de violences conjugales, avant de réussir à partir, en dormant dans sa voiture, « car, si j’étais allée chez quelqu’un, il m’aurait retrouvée… » Puis une année de rue, après que son mari a réussi à lui confisquer son véhicule. « J’ai sombré très vite », dit-elle.

Dans un livre témoignage rédigé seule, De la grande exclusion au pouvoir d’agir retrouvé (L’Harmattan, 2021), elle parle d’un « syndrome du duvet profond » : « Arrivée tout au bout [du précipice], je me suis lovée en boule tout au fond du duvet et j’ai goûté à une nouvelle forme de bien-être (…). J’avais décroché du monde et de moi-même. » Jusqu’à « toucher du bout du doigt la folie », écrit-elle.

« C’est une travailleuse sociale qui m’a sauvée »

Dans le fast-food où on la rencontre, Carole Le Floch retrace son retour à la vie. « C’est une travailleuse sociale, Mathilde, qui m’a sauvée : elle m’a accueillie dans un centre d’hébergement pour femmes victimes de violences, en 2014 à Evreux, et elle m’a fait découvrir la participation. » La participation citoyenne, qui consiste à associer les citoyens au processus de décision politique, se développe depuis les années 2000 dans le secteur social. Pour l’ancienne SDF, cette participation a d’abord consisté à intégrer un groupe d’expression au sein de son centre d’hébergement, malgré sa difficulté à articuler des mots, séquelle des nombreux mois silencieux à la rue. « Au début, j’y allais surtout pour sortir de mes quatre murs et de mes problèmes. »

Carole Le Floch a ensuite été invitée à des réunions du Conseil régional des personnes accompagnées de Haute-Normandie, puis de son Conseil national, s’accrochant pour suivre puis nourrir les débats sur l’hébergement d’urgence, la précarité, les aides sociales… Elle a été élue déléguée de cette assemblée de démocratie participative, et l’a représentée dans d’autres instances. « Cette participation, consistant à porter la parole des personnes précaires, a été l’outil pour me reconstruire. J’ai repris contact avec la société. J’ai beaucoup lu, j’ai appris à taper des comptes rendus et à adapter ma communication, selon que je parlais à une personne défoncée dans la rue ou à une ministre… »

Les crises d’angoisse sont devenues plus rares. Elle a arrêté de manger sans faim, pour prévenir les jours sans nourriture. Mais il y avait « la difficulté à se sentir légitime, quand on a tenu la place d’exclue ». Elle a été profondément émue quand une autre membre du Haut Conseil du travail social lui a demandé de lui payer un café, alors qu’elle se sentait si souvent considérée comme « une pauvre mendiante ». Elle s’est sentie reconnue quand elle a été nommée au sein d’une commission de la Haute Autorité de santé, « non plus comme personne accompagnée, mais comme personne qualifiée au titre du savoir élaboré à partir de mon expérience, ce qui était une première ».

« Pas le temps, pas les moyens »

Fierté encore quand, en dépit d’un handicap laissé par une paraplégie et des troubles de la mémoire hérités de sa période à la rue, elle a obtenu l’accord du médecin du travail pour signer un contrat aidé, devenant coordinatrice paire au sein du Conseil régional des personnes accompagnées d’Ile-de-France. Puis quand, après de nombreuses interventions bénévoles auprès de personnes en précarité et de futurs professionnels, elle a été embauchée en CDI par l’Institut régional du travail social d’Ile-de-France, en 2020, afin de contribuer à la formation et à la recherche – ce qui était inédit pour une ex-personne accompagnée.

De ses années dans la rue, Carole Le Floch n'a conservé que le sac à dos qui contenait ses quelques affaires. A Chartres, le 10 avril 2024. 

Beaucoup reste à faire, à l’entendre : « J’ai découvert le viaduc entre la participation, telle qu’on la pensait de façon un peu aérienne, et la réalité les travailleurs sociaux et ceux qui les forment n’ont pas le temps, pas les moyens et pas les soutiens pour vraiment changer leur façon de fonctionner. » Carole Le Floch, qui a contribué à écrire le décret de 2017 définissant le travail social, demeure cependant convaincue que ce dernier doit s’appuyer sur la participation des personnes, « et non les assister, car cela les empêche de découvrir leurs vraies capacités ».

La jeune grand-mère veut maintenant démontrer que la participation permet d’acquérir des compétences professionnelles. Elle a, patiemment, demandé des attestations de bénévolat aux instances et structures pour lesquelles elle a œuvré durant sept ans. Ce qui lui a permis de franchir, ce printemps, la première étape d’une validation des acquis de l’expérience, en vue d’obtenir le diplôme d’Etat d’ingénierie sociale, de niveau bac + 5. « Si j’arrive à l’obtenir, cela ouvrira la voie à d’autres ! »


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