mercredi 17 avril 2024

Vu de l’étranger. Le wokisme, un mouvement tellement français

Publié le 16 avril 2024

Depuis plusieurs années déjà, le débat sur le wokisme agite le milieu intellectuel en France. Ses opposants, aussi bien de droite que gauche, y voient un “enfermement intellectuel” ou même une “forme d’impérialisme américain”. Pourtant, “Politico” rappelle que ces idées sont fortement inspirées des penseurs français, comme Foucault ou Derrida, qui les avaient importées aux États-Unis.

Un rassemblement à Perpignan contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie, le 17 mai 2022.

Faites confiance aux Français pour intellectualiser à mort le débat sur le wokisme.

Environ une fois par mois, une certaine élite de la société française se retrouve au Laboratoire de la République, un cercle de réflexion situé dans le centre de Paris, pour réfléchir aux risques posés par cette importation qu’ils jugent dangereuse et clivante. Les conférences organisées par le Laboratoire ne concernent pas toutes le wokisme mais c’est un thème récurrent. Les intervenants vont de Kamel Daoud, romancier franco-algérien pour qui le wokisme, “en plus d’être dangereux, est d’abord ennuyeux”, l’universitaire et grand spécialiste de l’islam Gilles Kepel, qui dénonce la “cancel culture” dans les universités, et Nathalie Heinich, sociologue qui considère le wokisme comme un “nouveau totalitarisme”.

“Nous n’avons pas attendu [la génération woke] pour lutter contre le racisme et le sexisme, explique Nathalie Heinich, interrogée par Politico. Ils croient vraiment avoir inventé ces combats ? À mon sens, il ne faut pas nécessairement interdire les discours qui nous dérangent pour faire avancer la lutte contre les discriminations.”

Créé en 2021 par Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l’Éducation nationale d’Emmanuel Macron, ce cercle de réflexion a pour objectif de défendre “un idéal républicain” qui transcende les questions de race et de religion. L’idéologie woke, a récemment déclaré Blanquer lors d’une interview dans un très chic restaurant parisien, est “pessimiste” parce qu’elle réduit les gens à leurs étiquettes (femme, noir, musulman, homosexuel) sans prendre en compte la spécificité de chaque individu. “Ce fatras idéologique ne fait que diviser encore davantage nos sociétés.”

“Un enfermement intellectuel”

Aux États-Unis, la bannière antiwoke est surtout brandie par des personnalités de droite comme le gouverneur de Floride, Ron DeSantis. En France, cependant, même si la majeure partie de ceux qui lui sont hostiles vient de l’extrême droite et du populisme – notamment d’Éric Zemmour, à la tête du parti d’extrême droite Reconquête –, on trouve également des opposants au wokisme dans l’ensemble de la classe politique et même au sein de la gauche.

Le terme est généralement utilisé de manière péjorative. Ses contempteurs le considèrent comme une importation américaine qui dévoie les valeurs progressistes, en cherchant à étouffer le pluralisme des opinions sur les questions de genre et de race, avec une mise en avant des minorités aux dépens de l’unité française. “Il faut savoir se défendre contre le wokisme”, juge Brice Couturier, animateur régulier des débats mensuels du Laboratoire, qui se décrit comme un homme de gauche opposé à l’“islamo-gauchisme” et l’“idéologie transgenre”. “L’idéal républicain est égalitaire, rappelle-t-il. Il n’est pas compatible avec l’idée que l’identité, même raciale, devrait devenir un marqueur culturel important.”

Pour rejoindre le QG de cette armée en guerre contre le wokisme, il faut traverser la Seine dans la direction opposée au Louvre, passer devant le musée d’Orsay et arpenter le 7e arrondissement jusqu’à la Maison de l’Amérique latine, sur le cossu boulevard Saint-Germain.

Lors d’une récente soirée de janvier, on pouvait y croiser des professeurs d’université, des intellectuels et des étudiants dans une salle de réception lambrissée en train de boire du vin blanc tiède et de bavarder après la conférence de l’invité du Laboratoire, qui avait répondu à une séance de questions-réponses sur l’immigration et les relations de la France avec ses anciennes colonies.

“Dans mon université, tout le monde critique ce qu’ils appellent la domination de l’homme blanc”, raconte Lila Nantara, une étudiante en sociologie de 23 ans venue assister au débat. “Je pense que c’est une bonne cause et que cela part d’une bonne intention, mais les idées wokes sont un enfermement intellectuel qui nuit aux études scientifiques”, ajoute-t-elle.

“L’histoire, il faut la regarder en face”

L’hostilité des Français à l’égard des idées “woke” remonte sans doute aux soulèvements du XVIIIe siècle, lorsque les révolutionnaires ne se sont pas contentés de décapiter le roi, mais ont entrepris de refaire la société de fond en comble. À la place de l’Ancien Régime, dominé par l’Église et la noblesse, la République a érigé des idéaux de laïcité et d’égalité, où les identités ethniques, régionales et religieuses ont dû se fondre dans un universalisme à la française. Encore aujourd’hui, le gouvernement français refuse de faire des statistiques sur la composition ethnique et religieuse du pays, un décompte qui est pour lui source de divisions et rappelle trop le fichage des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Et le débat sur l’immigration, notamment venue de pays musulmans, tourne surtout autour de la visibilité de la religion dans l’espace public.

Lors d’une manifestation organisée par le collectif “Nous Toutes” à Paris, en novembre 2021.

Depuis quelques années, le wokisme inquiète jusqu’aux hautes sphères de la vie politique française. En 2022, Emmanuel Macron a déclaré qu’il était “contre la woke culture” et s’est prononcé contre le déboulonnage des statues controversées. “L’histoire, il faut la regarder en face”, a-t-il ajouté. Sa femme, Brigitte, a quant à elle critiqué l’utilisation du pronom non genré “iel”. Et la ministre de la Culture, Rachida Dati, a promis de combattre le wokisme, devenu, selon elle, “une politique de censure”. Le wokisme “c’est se réveiller et se révolter contre des inégalités”, rappelle Ilana Cicurel, membre du Laboratoire et députée Renaissance au Parlement Européen. C’est un objectif louable. Mais nous constatons des dérives, notamment la tentation de réduire les gens à leur identité au nom de la lutte contre les discriminations.”

Jean-Michel Blanquer, qui vient lui aussi de la droite, raconte que cet engagement lui vient en partie de son séjour à l’université de Harvard quand il était étudiant. “C’est là que j’ai découvert le politiquement correct, les prémices du wokisme, sur les campus américains, dit-il. J’ai commencé à m’inquiéter de ces dérives communautaristes, où tout est pensé à travers le prisme de l’appartenance à tel ou tel groupe.”

Selon lui, le wokisme pourrait servir de cheval de Troie aux régimes totalitaires qui cherchent à attiser les divisions dans la société occidentale. “Regardez comment les Chinois utilisent TikTok ou le Qatar AJ + [média en ligne du groupe Al-Jazeera] et comment ils exploitent les thèmes wokes”, met-il en garde. “Ils encouragent l’islamisme au nom du wokisme, ajoute-t-il. Il faut être lucide sur le sujet.”

Des antiwokes à gauche

Pour autant, le mouvement antiwoke en France a la particularité de ne pas être cantonné au centre ou à la droite. On trouve aussi des antiwokes à gauche, où les anciens se confrontent aux nouvelles générations influencées par le débat aux États-Unis. Le sujet est tellement empoisonné que la plupart des hommes et femmes politiques préfèrent tout bonnement l’éviter, mais de nombreuses voix à gauche s’élèvent pour dénoncer cette idéologie, qui revient selon eux à abandonner les classes ouvrières ou à importer en France un puritanisme à l’américaine. “Les grandes entreprises se sont emparées du [wokisme], elles donnent des gages symboliques aux minorités, installent des toilettes unisexes pour que les personnes transgenres ne se sentent pas discriminées”, poursuit Couturier, l’antiwoke de gauche. Mais “derrière cette bonne conscience, la réalité, c’est que les salaires n’augmentent pas”.

Après tout, la France est un pays où le réalisateur Woody Allen, accusé par sa fille adoptive d’abus sexuels, fait encore des films ; où Roman Polanski, condamné pour détournement de mineur, est récompensé aux Césars ; et où Johnny Depp fait son premier film avec une réalisatrice après avoir gagné son procès en diffamation contre Amber Heard. La France est un pays “où la justice est davantage respectée”, tempère Nathalie Heinich, la sociologue. “Polanski n’est pas poursuivi en France, contrairement aux États-Unis. C’est une vieille affaire et sa victime a demandé l’arrêt des poursuites. Quant à Woody Allen, il a été blanchi.”

En France, le mouvement #MeToo a été accueilli avec circonspection, et la grande actrice française Catherine Deneuve a même défendu la “liberté d’importuner” les femmes au nom de la liberté sexuelle. Si certaines femmes se sont exprimées contre des réalisateurs ou des acteurs abusifs, les accusations portées contre Gérard Depardieu ont viré à l’affrontement entre défenseurs et détracteurs.

Sur les questions de race et de religion, la gauche est parfois plus prompte à défendre le droit d’offenser qu’à dénoncer l’intolérance, la plus célèbre incarnation de cette liberté étant le journal Charlie Hebdo. En 2015, des islamistes, offensés par la publication de caricatures de Mahomet, ont attaqué ses bureaux et tué douze personnes, ce qui a déclenché un grand mouvement de solidarité sous le slogan “Je suis Charlie”. “C’est surtout la gauche qui se montre très réticente par rapport à la question raciale”, explique Rokhaya Diallo, essayiste et militante antiraciste. “L’universalisme était au départ une valeur de gauche, puis elle a été reprise par la droite.”

La culture française “résiste au wokisme”, affirme Mathieu Bock-Côté, un essayiste [québécois] conservateur et éditorialiste. “Il y a une culture de l’irrévérence ici. Si vous dites à un Français qu’un homme peut être enceint, il va éclater de rire.” À gauche, certains avancent que les sensibilités sur la race et la religion sont un phénomène américain, fruit de leur histoire que la France – malgré son passé colonial – ne partage pas. “La société française résiste au wokisme par méfiance instinctive à l’égard des États-Unis, soit parce qu’elle considère le wokisme comme une forme d’impérialisme américain, soit parce qu’elle pense que ce n’est pas dans sa culture”, assure Bock-Côté.

Poststructuralisme et “French Theory”

Ironie du sort pour les croisés antiwokes, les idées qui sous-tendent ce mouvement sont très françaises. Elles sont le fruit des écrits et des enseignements d’un groupe d’intellectuels français – notamment Jacques Derrida, Michel Foucault, René Girard et Jean Baudrillard – qui soutenaient que la vérité était subjective et qu’elle était souvent le reflet d’un système de pouvoir.

Ce poststructuralisme, ou “French Theory”, a gagné en popularité aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 grâce à une série d’écrits et de conférences, qui ont finalement donné naissance aux études de genre et aux études décoloniales. Plus tard, Girard aurait plaisanté en disant que lui et ses collègues universitaires français avaient introduit “la peste” en Amérique. “Et notre problème à nous, c’est que la ‘French Theory’, devenue folle sur les campus nord-américains, nous revient à la manière d’un boomerang dévastateur, sous forme d’études ‘postcoloniales’, d’‘intersectionnalité’, d’‘études de genre’, de ‘racialisation’ et d’‘indigénisme’.” écrit Couturier dans son livre OK Millennials ! [2021].

Dernièrement, pas une semaine ou presque ne passe sans que ne sorte un nouvel épisode de la guerre autour du wokisme. En décembre, la gagnante du concours Miss France a été accusé d’avoir une coiffure “woke” (elle avait les cheveux courts). En juin dernier, un homme politique de gauche [François Ruffin] a dû rétropédaler en catastrophe après avoir sous-entendu que les parents devaient donner leur accord pour le changement de sexe d’un enfant de 16 ans. Les lignes commencent également à bouger dans le milieu du cinéma, puisque la prestigieuse Académie des Césars a annoncé que les réalisateurs et les acteurs accusés d’agressions sexuelles ne seraient plus autorisés à s’exprimer ou à monter sur scène pendant la cérémonie.

Alors que le wokisme domine le débat culturel, ses opposants ne sont guère optimistes sur l’issue du combat. Si seulement 4 % des Français sont toujours d’accord avec les idées wokes, selon un sondage commandé par la politologue et spécialiste de l’opinion Chloé Morin, certaines de ses idées font peu à peu leur chemin discrètement. 24 % des sondés pensent qu’il faudrait arrêter de faire des caricatures des religions, soit une augmentation de 5 % par rapport à 2015, et 41 % des sondés pensent que tous les niveaux de la société sont touchés par le racisme.

“Je redoute que la France suive l’exemple des États-Unis, où le wokisme est l’idéologie dominante sur les campus des meilleures universités”, s’inquiète Couturier. Et d’ajouter que les nouveaux diplômés ont “baigné dans cette idéologie.” “C’est un peu ce que j’ai vécu en grandissant avec le marxisme, confesse-t-il. J’ai vraiment eu du mal à m’en débarrasser et souvent il m’arrive de penser en termes de lutte des classes. Donc je ne suis guère optimiste.”


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