mardi 2 avril 2024

Témoignages «Pourquoi se sont-ils acharnés ?» : la famille de Luis Bico, atteint de troubles psy et tué par la police, sort du silence

par Fabien Leboucq   publié le 28 mars 2024

L’homme de 47 ans, souffrant de schizophrénie bipolaire, est mort après un refus d’obtempérer dans le Loiret en 2017. Alors que la Cour de cassation doit se pencher sur l’affaire le 4 avril, sa famille regrette le manque de discernement des forces de l’ordre.

Sept ans de silence s’effritent dans le salon blanc d’un lotissement propret de la banlieue d’Orléans. Pauline Bico reçoit chez elle, avec ses parents, Casimir et Christelle Vendeiro-Bico. Pour la première fois, ils racontent une vie entre gentillesse et hôpital psychiatrique : celle de Luis Bico, leur oncle, frère et beau-frère. Ils décrivent aussi sa mort, dans sa voiture en bas de chez lui, sous les balles de la police, le 19 août 2017 à Châlette-sur-Loing (Loiret). Quelques mois plus tôt, une loi assouplissait le cadre légal dans lequel les policiers peuvent utiliser leur arme, notamment en cas de refus d’obtempérer. Ce texte, l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure, est un refrain de ce dossier. Le juge d’instruction l’a retenu dans son ordonnance de non-lieu, disculpant en août 2022 l’adjoint de sécurité Steven R., auteur de douze tirs dont deux mortels. Citant la même loi, la cour d’appel d’Orléans a confirmé cette décision en juin. Le 4 avril, la Cour de cassation se penchera sur cette affaire, et nourrira la maigre jurisprudence de cette loi.

Eté 2017. Le séjour annuel de Luis Bico au Portugal, dont il est originaire, s’est mal passé. Il devait s’y reposer mais des travaux l’ont empêché de dormir. Le 15 août, après avoir avalé la route, seul, il débarque dans la périphérie de Montargis où il vit avec sa mère, restée elle au Portugal. Le lendemain, le centre médico-psychologique (CMP) identifie son agitation. Peut-être un début de crise chez cet homme de 47 ans qui souffre de schizophrénie bipolaire. «Mais au cours des trente ans de combat contre la maladie, on nous a toujours dit “on ne peut pas l’interner contre son gré s’il ne se passe pas quelque chose”. Il est donc resté en liberté», raconte Christelle Vendeiro-Bico, d’une voix que la tristesse éraille.

Le vendredi 18 août, Luis Bico obtient avec un peu de retard son injection mensuelle, qui sert à stabiliser son état psychique. Sa psychiatre n’a pas le temps de le recevoir mais lui donne rendez-vous le lundi suivant. «Il était conscient, il a fait lui-même les démarches, il voulait se soigner», observe Pauline Bico. A côté d’elle, sur le canapé, ses deux parents acquiescent. Le samedi 19 août, ils déjeunent avec Luis Bico. «Il était agité, mais gentiment. Quand il était en crise, il disait qu’il montait à Paris. Là il en revenait et promettait de nous acheter une villa parce qu’il avait gagné à un jeu télé, contextualise Christelle Vendeiro-Bico. Dans sa tête, Luis aidait aussi la BAC [brigade anticriminalité] le soir, il dénonçait les trafics de drogues.»

Contexte délétère

Sa famille lui conseille d’aller se reposer. A la place, «il est allé écouter de la musique un peu trop fort dans sa voiture, dans les rues de Montargis. Ça lui arrivait parfois», raconte sa belle-sœur. Et c’est l’emballement : peu après 17 heures, le ton monte avec un riverain : «Luis Bico lui proférait alors des insultes, […] lui indiquait qu’il était allé en psychiatrie, qu’il avait une arme et menaçait de le tuer», rapporte l’arrêt de la cour d’appel. L’«arme» : un couteau, que le quadragénaire a rapporté du Portugal, précise sa famille. Pauline Bico en sort un exemplaire de son tiroir de cuisine : une vingtaine de centimètres, manche compris, bout pointu. Du genre qui sert de couvert à table. Alors que Luis Bico quitte les lieux, où il a fait peur à plusieurs personnes, le riverain inquiet appelle le 17 et donne la plaque de sa voiture. Les policiers en audition, puis la cour d’appel dans sa décision, rappellent le contexte délétère de l’été 2017 : la veille et l’avant-veille des faits, des attentats jihadistes à la voiture bélier ont fait 16 morts et plus de 150 blessés en Catalogne. En juin, le même mode opératoire, suivi d’attaques au couteau, a causé huit décès à Londres. «Mais mon oncle n’était ni un terroriste ni un forcené», répète Pauline Bico.

Alertée, la police de Montargis dépêche deux voitures au domicile de Luis Bico. La suite tient en quelques minutes et une poignée de vidéos filmées par des témoins. Elles sont pour la plupart toujours en ligne, mais Casimir et Christelle Vendeiro-Bico n’ont pas osé les regarder. Luis Bico se gare au pied d’un immeuble de sa résidence. Une voiture de police se place derrière lui, pour l’empêcher de reculer ; une autre le serre à gauche et finit de l’encadrer. Les policiers à pied peinent à lui faire entendre que c’est un contrôle. «Mon frère a ouvert un peu le carreau pour parler, et ils ont vidé deux bombes lacrymogènes sur lui, rage Casimir Vendeiro-Bico, dont les bras sont croisés et les mots rares. Ils n’auraient pas dû se comporter comme ça. Au lieu de calmer mon frère, ils l’ont excité, lui ne comprenait pas ce qui arrivait.» Engrenage : les agents cassent la fenêtre côté conducteur, essayent sans succès de faire de même avec le pare-brise. Luis Bico invective les agents, dégaine le fameux couteau, l’agite, «pique» à travers son gant l’adjoint de sécurité Steven R., qui donne en réponse des coups au quadragénaire. Personne ne parvient à faire descendre Luis Bico, qui enchaîne erratiquement des marches avant et des marches arrière, au point de déplacer la voiture de police qui le bloque. Pour l’immobiliser, un autre adjoint de sécurité déplace alors le véhicule garé à gauche. Mais ce faisant, il libère un espace que Luis Bico emprunte pour fuir, dans un crissement de pneu. Il ne va pas loin. Six des sept policiers dégainent leurs pistolets, trois s’en servent : une gardienne de la paix (qui vise les pneus) et deux contractuels. Dix-huit tirs en tout.

«Il était hystérique, déterminé. Avec le gaz qu’il avait pris dans les yeux, il ne pouvait pas conduire. Il ne voyait plus rien. En conduisant son véhicule à l’aveugle cela aurait été un carnage. D’autant plus quand on connaît le contexte actuel avec les attentats commis avec des véhicules béliers. Je rappelle qu’il nous avait déclaré avoir posé des bombes pour tout faire exploser», explique lors de son audition Steven R., dont le témoignage concorde avec ceux de ses collègues. Principal tireur, qui sera placé sous le statut de témoin assisté au cours de l’instruction pour coups mortels, il ajoute également : «Je n’avais que quelques secondes pour réagir, car il y avait beaucoup de monde dans le quartier, notamment des enfants. Je le vois prendre la fuite et j’ai immédiatement ouvert le feu. Il fallait absolument stopper le véhicule. Nous avions tout tenté auparavant, c’était le dernier recours.» Ces derniers mots résonnent exactement avec l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure, sur lequel s’appuie le juge d’instruction pour rendre un non-lieu. Cette loi dispose que les policiers peuvent «en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée» utiliser leurs armes notamment «lorsqu’ils ne peuvent immobiliser autrement […] des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui». La cour d’appel retient aussi l’application de ce texte en l’espèce. Même si un rapport d’expertise médico-légal résumé dans son arrêt relativise la «décompensation psychique» de la victime, en ce qu’«aucun élément n’était de nature à démontrer que Luis Bico aurait pu mettre à exécution les menaces proférées».

«Je veux qu’ils reconnaissent qu’ils ont fait une bavure»

Pauline Bico faisait des courses à quelques centaines de mètres de la scène. Elle a entendu les tirs, pensé à des pétards, et vu la voiture de son oncle finir sa course dans un bassin de rétention d’eau vide. Avec sa sœur et son compagnon d’alors, elles accourent. Ce dernier est infirmier, il entame le massage cardiaque, qui ne permet pas de réanimer Luis Bico. Etonnamment, ce jeune homme n’a pas été entendu au cours de l’enquête, ni plusieurs témoins que la famille certifie avoir retrouvés. Près de la voiture qu’elles n’ont pas le droit d’approcher, les deux sœurs sont prises dans les bras par la policière présente sur place. «Elle pleurait et disait : “Je suis désolée, je ne voulais pas que ça se passe comme ça”», raconte Pauline Bico.

Le comportement du principal mis en cause est tout autre. Lors de la reconstitution, à l’automne 2020, Steven R. paraît peu affecté, d’après la nièce et la belle-sœur de la victime : «Il nous regardait dans les yeux, on aurait dit qu’il n’en avait rien à faire», déplore la première. D’après l’arrêt de la cour d’appel, Steven R. a échoué, à la fin de son contrat quelques mois après les faits, à intégrer la police et la gendarmerie nationales. «Il estimait que cela était en lien avec la présente procédure», écrivent les magistrats, qui ajoutent : «Il n’avait pas eu de séquelles à la suite de sa blessure à la main et regrettait la mort de Luis Bico, bien qu’il estimait que son action avait été nécessaire et appropriée.» C’est tout l’inverse de ce que voudrait entendre Casimir Vendeiro-Bico : «Je veux qu’ils reconnaissent qu’ils ont fait une bavure. Je ne demande que ça. Qu’ils disent : “On a fait une bêtise. On aurait pu faire autrement.”» Je sais que dans leur tête, il y en a qui savent qu’ils ont fait une bêtise.»

«On ne peut pas faire notre deuil»

Après le drame, la maison où vivent Casimir et Christelle Vendeiro-Bico et leurs filles est assaillie par la presse. Les parents partent au Portugal chercher la mère, et les enfants se calfeutrent. Pauline Bico se souvient des numéros de téléphone inconnus qui l’appellent, de la camionnette avec des antennes garée devant le jardin. L’avocate, vite choisie, leur intime de ne pas parler aux journalistes. Bon gré mal gré, les deux frères et les deux sœurs de Luis Bico, ainsi que leurs familles, s’y tiennent. Il a fallu ménager la matriarche, qui ne parle pas bien français : «Je ne lui ai pas dit tout de suite que c’était la police qui avait tué Luis, ça aurait été trop violent», estime le frère de la victime. Autoentrepreneur, comme sa femme, il raconte comment ils ont dû prendre la place du disparu, qui vivait chez sa mère, lui faisait les courses et l’emmenait partout.

«On s’est enfermé dans notre douleur, dans le silence, dans notre peine, pendant presque sept ans, se désespère Christelle Vendeiro-Bico. Mais même maintenant on ne comprend pas pourquoi ces policiers se sont acharnés, on n’a pas de réponse. On ne peut pas faire notre deuil.» Passé l’heure d’entretien, c’est la première fois que les larmes noient les mots de la belle-sœur de Luis Bico. Personne ne croit que la Cour de cassation ira dans le sens de la famille, qui se prépare déjà à saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Reste l’hommage qu’ils veulent rendre au défunt, dont le portrait souriant trône au centre de la pièce : «Une personne très bienveillante avec sa famille, qui s’occupait de ses nièces comme de ses filles», dit Christelle Vendeiro-Bico. Un enfant dedans – adulte dehors –, qui prenait soin de son apparence et avait beaucoup d’amis, parfois intéressés par sa naïveté. «Il avait un ange autour de sa tête. Il a fait plusieurs tentatives de suicide, mais il n’a jamais fait de mal aux autres», insiste le frère. Ceux qui l’ont connu disent qu’il n’était «ni débile ni dangereux». Mais auprès de ceux qui ne le connaissaient pas, aux dernières personnes qui l’ont croisé, Luis Bico a inspiré de l’incompréhension et de la peur. Au point qu’elles l’ont tué, peut-être en toute légalité.


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