samedi 6 avril 2024

Saint Bandera ou l’obéissance jusqu’à l’absurde des enseignants russes

Par  (Moscou, correspondant)  Publié le 5 avril 2024

L’artiste biélorusse Vladislav Bokhan piège des écoles en Russie en leur demandant d’organiser des événements patriotiques saugrenus, illustration de la soumission à la dictature.

LETTRE DE MOSCOU

Des enseignantes de la péninsule russe du Kamtchatka piégées par l’artiste Vladislav Bokhan, devant les icônes de « saint Stepan » et « sainte Svetlana », qu’elles ont imprimées et encadrées, en février 2024. 

Connaissez-vous saint Stepan et sainte Svetlana ? Les enseignants des écoles numéro 3 et numéro 41 de Petropavlovsk-Kamtchatka, dans l’Extrême-Orient russe, eux non plus, n’avaient jamais entendu parler de ces deux figures, prétendument canonisées par l’Eglise orthodoxe du pays en février de cette année. Cela ne les a pas empêchés de se recueillir pieusement devant les icônes dûment encadrées des deux vénérables… sans remarquer que « sainte Svetlana » avait de faux airs de Svetlana Snejko, une juge biélorusse, et que « saint Stepan » n’était autre que Stepan Bandera, le dirigeant nationaliste ukrainien honni par Moscou.

En croyant répondre à une demande de la « Société russe d’histoire », les enseignants de ces deux écoles sont tombés dans le dernier piège tendu, fin février, par Vladislav Bokhan, performeur biélorusse qui s’est fait une spécialité de ces canulars très politiques. L’artiste de 31 ans, pourchassé par le régime d’Alexandre Loukachenko et réfugié en Pologne, s’était d’ailleurs déjà saisi de la figure mythifiée de Stepan Bandera.

En octobre 2023, croyant communiquer avec l’antenne locale du parti du pouvoir, Russie unie, des enseignants de la région de Kalouga s’étaient déjà mis en scène célébrant l’anniversaire du président russe, Vladimir Poutine, avec force portraits et citations imprimées du dirigeant ukrainien un temps collaborateur des nazis.

« C’est censé être leur plus grand ennemi, mais ils ne savent même pas qui il est, à quoi il ressemble, s’amuse Vladislav Bokhan. Et, évidemment, aucun d’eux n’a pensé à ouvrir Google… La seule chose qui compte, c’est d’obéir aux ordres. » Parmi les écoles sollicitées pour cette dernière action – « Notre président est toujours jeune » – certaines ont même fait du zèle en se filmant, avec leurs élèves, déclamant des poèmes en l’honneur de Vladimir Poutine.

« Pour la victoire »

Vladislav Bokhan s’est fait remarquer par un coup plus audacieux encore, en juin 2022, en piégeant une école de Klin, dans la banlieue de Moscou, toujours au nom du parti Russie unie, qui n’a théoriquement pas la moindre autorité sur les enseignants. Ces derniers devaient montrer leur dévouement à leur lieu de travail en mettant en valeur les slogans « Le travail libère » et « Un peuple, une nation, un dirigeant », tous deux associés à l’Allemagne nazie.

Des enseignantes de la ville de Klin (Russie) posent devant un drapeau proclamant « Un peuple, une nation, un dirigeant », dans le cadre de l’action « Le travail libère » de l’artiste Vladislav Bokhan, en juin 2022. 

Certains se sont empressés d’imprimer ces mots sur fond de drapeau russe pendant que d’autres posaient, tout sourire et pelle à la main, dans la cour de l’école, rappel des travaux « volontaires » que les professeurs et autres fonctionnaires effectuent pour suppléer les défaillances de l’Etat.

Vladislav Bokhan a réussi à organiser des processions religieuses et des prières d’enseignants « pour la victoire », là encore sans soulever de questions quant au caractère théoriquement laïc de l’école, à se faire décerner le titre très prestigieux de « héros de la Russie », ou encore à obtenir le soutien de plusieurs écoles de la région d’Arkhangelsk à une supposée candidature aux élections locales – des professeurs tenant une affiche électorale à son effigie ou allant jusqu’à l’accrocher en salle de classe.

Des enseignantes de la ville de Klin (Russie) piégées par l’artiste Vladislav Bokhan participent à une procession religieuse, en août 2023. Sur les pancartes : « Dieu est nous » et « Tout pour la victoire ». 

« Au nom de cette même obéissance aveugle, ces gens truquent les élections, organisent des flash-mobs de soutien à la guerre en Ukraine, élèvent nos enfants au knout, fait valoir l’artiste. Je fais pareil avec eux. C’est la décision de chacun de rester libre ou d’accepter la soumission. »

Vladislav Bokhan dit avoir d’autant moins de « pitié » pour ces enseignants qu’il fut l’un d’eux. Dans sa vie d’avant, le jeune homme était professeur d’histoire à Minsk. « Je n’ai jamais fait le moindre compromis, jamais participé à ces mascarades de démonstration de soutien au dictateur, assure-t-il. Les professeurs exagèrent souvent les problèmes qui les attendent s’ils refusent d’obéir. »

« Comme un virus »

Après l’élection présidentielle biélorusse truquée d’août 2020, Vladislav Bokhan a pris une part active dans le gigantesque mouvement de contestation du pouvoir dans son quartier. C’est aussi à la faveur de la « révolution », comme il l’appelle, qu’il a réalisé sa première action : puisque le dirigeant Alexandre Loukachenko accusait les manifestants d’être payés par l’étranger, il est sorti dans les rues de Minsk habillé de son plus beau costume pour distribuer de faux dollars.

En juillet 2021, le professeur est arrêté. Il parvient à fuir le pays et gagne la Pologne. Exil, petits boulots, et toujours l’art. Il peint des compositions politiques. Et commence à mettre au point ses canulars. La démarche est dans la droite ligne des performeurs russes (le groupe Voïna, les Pussy Riot, Piotr Pavlenski…), tout en renouvelant le genre.

La Biélorussie est trop petite, trop centralisée, on se méfie de lui. Il tourne son regard vers la Russie. « Ce qui m’intéresse, c’est la dictature en tant que telle. Ma démarche est d’observer ce régime politique non pas depuis le haut, mais depuis le bas, en voyant le peuple pas seulement comme une victime, mais comme un participant, explique-t-il. Les gens ont autorisé Loukachenko et Poutine à devenir des dictateurs. Ils ont accepté de devenir de simples rouages, d’abandonner leur esprit critique, leur subjectivité. »

Pour Vladislav Bokhan, les écoles fonctionnent, à échelle réduite, selon le même modèle. « Je n’ai rien inventé avec mes actions, insiste-t-il. J’utilise les mêmes leviers que ceux qu’utilise l’Etat. Je suis comme un virus qui entre dans le système et le fait boguer. La peur est à la fois la plus grande force et la plus grande faiblesse de ce système. »

Des enseignantes et des élèves de la région de Smolensk (Russie) tiennent un portrait de l’artiste Vladislav Bokhan, après sa prétendue désignation comme « héros de la Russie », en juillet 2023. Sur les pancartes : « Toute la Russie croit en vous. » 

L’artiste estime qu’environ le tiers des directeurs d’école sollicités (par de simples courriels envoyés depuis des adresses créées pour l’occasion) se conforment sans poser de questions aux ordres reçus. Une non-acceptation peut même devenir une partie de l’action, comme en témoignent ces mails de relance au ton à la fois menaçant et absurdement bureaucratique : « Votre établissement a ignoré les appels à se joindre à une action patriotique d’importance. Si vous persistez dans votre refus, merci de remplir une note explicative à l’adresse de l’administration régionale détaillant les motifs de ce refus. » Succès quasi garanti.

L’école comme symptôme – l’école comme solution ? « Pour l’heure, ça n’en prend pas le sens. Les enseignants sont sous-payés, leur métier peu valorisé, et désormais les “héros” de l’opération militaire spéciale sont invités dans les établissements », tranche Vladislav Bokhan.

L’artiste se souvient aussi de sa toute première action contre une école, précisément celle qui l’employait, à Minsk, avant qu’il n’en soit licencié pour ses activités politiques. Au nom d’une administration quelconque, il avait demandé à ses anciens collègues d’organiser une journée de réflexion et de célébration de la Constitution. « Le résultat n’était pas passionnant, mais ils l’ont fait… »

Mise à jour vendredi 5 avril à 11 h 30 : Modification du premier paragraphe qui mentionnait dans un premier temps Svetlana Tsikhanovskaïa, la cheffe de l’opposition biélorusse en exil. Vladislav Bokhan nous signale en effet que « sainte Svetlana » est Svetlana Snejko, juge biélorusse qui a déclaré « extrémiste » la chaîne Telegram de l’artiste. « J’avais prévenu que je me vengerais d’elle », nous écrit Bokhan.

Détail des icônes de « saint Stepan » et « sainte Svetlana », imprimées et encadrées par des enseignants du Kamtchatka, en février 2024. 

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