mercredi 10 avril 2024

Réchauffement Justice climatique : face à l’Etat suisse, les «Aînées» tentent de montrer la voie

par Anaïs Moran, envoyée spéciale à Lausanne   publié le 10 avril 2024

Réunies en association, 2 500 femmes de plus de 64 ans ont mené pendant huit ans un combat judiciaire contre leur gouvernement, accusé de ne pas protéger les plus âgées contre le réchauffement, avant de se tourner vers la CEDH, qui rendra son arrêt ce mardi 9 avril.

Elles opinent toutes les trois d’un air entendu, étincelle intacte dans le regard. Indiscutablement, le 29 mars 2023 fut mémorable. Elles se souviennent de chaque instant, du moindre détail dans le décor. Strasbourg et ses berges, les deux tours cylindriques du Palais des droits de l’homme, la forme ovale de la Grande chambre, les nuances bleues du sol, la sonnerie qui retentit, deux fois, leurs corps qui se lèvent de manière solennelle, les dix-sept juges qui apparaissent, les caméras des journalistes qui s’animent, le silence, les tambours dans leur poitrine, la présidente irlandaise de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Síofra O’Leary, qui prend place, au centre, derrière la boiserie claire, et qui annonce enfin : «Je déclare ouverte l’audience publique sur la recevabilité et le fond dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres contre la Suisse.» Elles ont tout entreposé dans leur mémoire. «On a beau être un peu vieillissantes, on ne risque pas d’oublier cet évènement de sitôt !» plaisante en chœur le trio, rencontré un midi d’hiver ensoleillé à Lausanne.

Que dire, alors, de ce mardi 9 avril ? Anne Mahrer, Stefanie Brander et Francine John-Calame, âgées respectivement de 75, 68 et 69 ans, sont membres de l’association helvétique des «Aînées pour la protection du climat» (ladite Verein KlimaSeniorinnen Schweiz). Le 29 mars de l’année passée, la Grande Chambre de la CEDH examinait leur requête contre l’Etat suisse pour «manquements à ses obligations liées au changement climatique». Devant une salle comble, les Aînées et leurs avocats avaient accusé les autorités nationales de les protéger «insuffisamment» de la hausse des températures.

Ce mardi matin, après plus d’un an d’attente, la Cour va rendre sa décision. Elle se prononcera aussi sur l’affaire Carême, du nom de l’ancien maire de la ville côtière de Grande-Synthe ayant attaqué le gouvernement français pour «inaction climatique», ainsi que sur le dossier des six jeunes Portugais, qui accusent 33 Etats de mettre en danger leurs «conditions de vie et leur santé». Le moment promet d’être historique. Jamais la juridiction ne s’est encore prononcée sur le lien entre droits de l’homme et climat. Sollicitée par Libération, la CEDH précise d’ailleurs que «six affaires climatiques pendantes ont été ajournées en attendant la décision de la Grande Chambre» sur ces trois cas. «La tenue de cette audience était une victoire en tant que telle», commente Stefanie. Après huit années de combat judiciaire et de fins de non-recevoir dans notre pays, nous étions si fières de voir qu’on nous prenait enfin au sérieux. Nous accueillerons la décision de la CEDH avec respect, car la CEDH nous a respectées.

«Front commun pour le climat»

Les trois comparses font partie des 2 500 femmes que compte l’association requérante, créée en 2016. Chez les Aînées du climat, la moyenne d’âge est de 73 ans. Les langues pratiquées sont le français, l’allemand et l’italien. Il n’y a pas un canton de Suisse qui n’est pas représenté. Anne, par exemple, vit à Genève. Stefanie habite à l’extrême opposé du lac Léman, dans la commune de Vevey, et Francine réside sur les hauteurs collinéennes du massif du Jura, à La Chaux-de-Fonds. «Lors de notre première assemblée générale, nous n’étions qu’une quarantaine», relate Anne, coprésidente de l’association, silhouette fluette et cheveux courts. «L’engouement a rapidement pris des proportions merveilleusement inattendues, poursuit Francine. Preuve que l’aventure collective est une chose vivifiante, mobilisante. Même à nos âges, ça ne sert à rien de fulminer seule dans son coin depuis son salon !» Dans le groupe, Anne et Francine sont des locomotives. Membres du parti des Verts, anciennes élues au Conseil national suisse, l’engagement est têtu. Hier, Anne entrait en résistance en occupant le vaste chantier de la centrale nucléaire de Kaiseraugst, près de Bâle. Aujourd’hui, Francine se retrouve dans les mêmes manifestations que les opposants à l’autoroute A69 en France«Leur expérience est précieuse, elles ont fait de l’écologie le combat d’une vie, relate Stefanie. Ce qui est génial dans notre association, c’est que d’autres sont venues avec un bagage de luttes complémentaire, notamment contre les discriminations socio-économiques et de genre.» Elle-même a été déléguée à l’égalité dans des universités et municipalités durant toute sa carrière. «Désormais, nous faisons front commun pour le climat !» se réjouit-elle.

L’association est donc née par et pour des femmes d’une même génération (il faut avoir au moins 64 ans et être domiciliée en terre helvétique pour l’intégrer). Avec un seul objectif : mener une action en justice pour forcer le gouvernement suisse à baisser ses émissions de gaz à effet de serre. «Je me souviens que leur source d’inspiration première, c’était les Néerlandais de l’ONG Urgendaraconte l’avocat suisse et ex-élu écologiste Luc Recordon, soutien infaillible de la première heure. A l’époque, personne ne savait encore qu’ils allaient réussir à faire condamner les Pays-Bas devant leur Cour suprême nationale, pourtant cette démarche a donné le souffle nécessaire aux Aînées pour se lancer dans l’aventure.» L’antenne locale de Greenpeace a beaucoup épaulé l’association, en particulier dans le recensement des preuves. «Au départ, l’idée était de porter plainte devant nos instances nationales, afin de démontrer que nos autorités n’étaient pas du tout sur la bonne trajectoire pour limiter le réchauffement climatique à +1,5 degré et de prouver que derrière cet immobilisme, les femmes âgées étaient particulièrement vulnérables face à la montée du thermomètre», développe Anne.

Toute la littérature scientifique a été épluchée. Les rapports d’experts du Giec, les articles universitaires dans les revues spécialisées, les comptes rendus institutionnels. Mais aucune des procédures lancées dans le pays n’a abouti. En 2017, le département fédéral de l’Environnement, des Transports, de l’Energie et de la Communication a déclaré «irrecevable» l’action des requérantes, considérant qu’elles n’étaient pas «directement touchées dans leurs droits et ne pouvaient se prévaloir de la qualité de victimes». En 2018, puis en 2020, même déconvenue avec le Tribunal administratif puis le Tribunal fédéral.

Les femmes de 65 ans plus affectées par le réchauffement

Les Aînées se sont par conséquent tournées vers la CEDH, faisant principalement valoir leur «droit à la vie» (article 2 de Convention européenne des droits de l’homme) et leur «droit au respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile» (article 8). Numéro de leur requête : 53 600 /20. «Les récentes études montrent que les femmes sont affectées sans équivalent par les évènements climatiques extrêmes, encore plus celles qui ont dépassé les 65 ou 70 ans, déroule Francine, lunettes hexagonales sur le bout du nez. Bien entendu, les femmes âgées en situation de précarité, qui vivent dans des pays pauvres, sont les toutes premières victimes. Ce recours est un moyen de porter un message global sur les inégalités face au réchauffement du climat.»

Anne, Stefanie et Francine ne sont pas encore personnellement trop touchées par l’élévation préoccupante des températures. Elles «supportent mal» les vagues de chaleur, gardent parfois les volets fermés pour «se sentir mieux», peuvent «aménager leur emploi du temps pour se préserver» et essuient de temps en temps une «baisse de moral». Mais ce n’est rien en comparaison avec quatre autres requérantes qui ont déposé des recours individuels devant la CEDH, en appui de la plainte collective. L’une est âgée de 87 ans et souffre d’une maladie cardiovasculaire. Dans les observations versées à la procédure, on peut y lire qu’elle «ne peut pas prendre ses médicaments pour l’hypertension artérielle et l’arythmie cardiaque» lors des coups de chaud, car ces derniers augmentent l’élimination d’eau par les reins et peuvent aggraver la déshydratation. Une autre, asthmatique de 82 ans, vit un cauchemar à chaque épisode torride et suffocant. La troisième plaignante est suivie pour une bronchopneumopathie chronique obstructive et son médecin précise que «la corrélation entre l’aggravation de sa pathologie respiratoire et le changement climatique est hautement probable». La dernière est décédée le 15 juillet 2021, à 90 ans. «Elle portait un pacemaker et, durant l’été 2015, elle a perdu connaissance lors d’une canicule. Son fils poursuit la procédure engagée par sa mère devant la cour», précisent ses avocats dans leurs écrits.

«On le fait pour les générations futures»

Tout au long de leur requête, les conseillers des Aînées n’ont eu de cesse d’insister sur le fait que l’ensemble des requérantes «couraient, courent et courront un grand risque de perdre prématurément la vie» sur une planète Terre en surchauffe «en raison de leur âge et de leur sexe». A Strasbourg, le représentant de l’Etat suisse, Alain Chablais, avait rejeté toute responsabilité devant la Cour : «En vérité, seule une action résolue de l’ensemble des Etats, qui implique en particulier les grands émetteurs, associée à des changements en profondeur des comportements des entreprises et de l’ensemble des citoyens permettra de trouver des solutions globales et durables […] Or, de tels changements ne se décrètent pas par une décision de justice.»

A voir si la CEDH partage cette position. En attendant, les Aînées du climat ont déjà tout gagné sur le plan médiatique. «On fait des interviews dans la presse américaine, on est conviées à des débats, énumère Anne. Bon, il arrive que des gens mécontents nous interpellent publiquement. Un homme de notre âge a dit une fois à l’une de nos membres que nous n’étions qu’un groupe de sorcières. Sauf qu’on s’en fiche pas mal de lui, on fait ça pour nous et surtout pour les générations futures !» Anne et Francine ont des petits enfants. Bien sûr, elles y pensent. Stefanie de son côté n’est pas grand-mère. Mais elle raconte avoir rejoint la bande en cours de route à la suite de l’action de douze jeunes activistes de Lausanne contre le Crédit suisse. C’était en 2018, ils avaient investi les locaux de la banque, déguisés en joueur de tennis, pour interpeller Roger Federer sur les investissements de son sponsor dans les énergies fossiles. «Ils se sont retrouvés devant un juge pour cela, pour avoir défendu une cause juste avec humour et sans aucune violence… Cela m’a poussée à réagir», expose Stefanie. «Je crois que c’est ça, la force remarquable de ce collectif, avance Raphaël Mahaim, un des avocats des Aînées. Ces femmes s’unissent pour faire valoir leur vulnérabilité au service des générations qui suivent.»


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