lundi 1 avril 2024

Biographie Frantz Fanon, monsieur 100 000 révoltes

par Philippe Lançon   publié le 27 mars 2024

Dans une nouvelle biographie minutieuse, le journaliste Adam Shatz retrace les combats de cette figure de l’anticolonialisme, notamment sur les fronts de la psychiatrie et de l’Algérie, sans en taire les contradictions.

La vie de Frantz Fanon est courte, mais ses biographies sont longues. Il faut dire que l’auteur des Damnés de la Terre, mort en 1961 et à 36 ans d’une leucémie, a eu plus de vies qu’il n’y a de masques dans un carnaval vénitien. Seulement, ces vies ont consisté à abattre les masques et elles n’ont rien eu d’une fête ni d’une comédie. A chaque étape et sur chaque plan, elles ont été vécues à fond, sur fond de tragédies : racisme, Guerre mondiale, univers psychiatrique, guerre d’Algérie, Afrique à peine et mal décolonisée. Ecrivain ? Pamphlétaire ? Psychiatre ? Théoricien ? Soldat ? Militant ? Révolutionnaire ? Porte-parole et ambassadeur du FLN ? Noir ? Français ? Martiniquais ? Algérien ? Héritier récalcitrant puis ouvertement critique de Césaire, Senghor, Richard Wright ? Fanon a été tout cela, intensément. Il a ainsi créé un modèle qui continue d’aimanter les mouvements de libération et d’émancipation de toutes sortes, modèle dont il est l’exemplaire à peu près unique : l’Arlequin inflammable et entier. Chacune de ses parties devient le tout ; chacune prend feu et veut changer la vie ; autrement dit, la renverser et la brûler, pour qu’elle renaisse. Il détestait «la vie larvaire, ramassée, désuète» de la classe moyenne. Il était impatient, susceptible, orgueilleux. On l’appellerait volontiers «monsieur 100 000 volts», si l’expression n’avait été prise par le chanteur Gilbert Bécaud. Fanon a électrocuté la conscience d’un monde occidental qui, soixante-trois ans après sa mort, est plus que jamais remis en cause sur la base de constats qu’il avait faits plus vite et plus violemment que la plupart des autres.

Cette patate chaude qu’est devenue l’identité

Les livres et les études qui lui sont consacrés sont innombrables. Parmi les plus récents, une solide biographie de l’Américain David Macey a été publiée en 2011, pour le cinquantenaire de sa mort. C’était, logiquement, aux éditions de la Découverte : l’éditeur est héritier de François Maspero, lequel avait publié deux des trois livres de Fanon : l’An V de la révolution algérienneles Damnés de la Terre. Le jeune Macey, alors étudiant, avait découvert ces livres dans la librairie de Maspero, la Joie de lire, au printemps 1970. Depuis, il y a eu en 2020 Frantz Fanon, le roman graphique intelligent et informé de Frédéric Ciriez et Romain Lamy, également à la Découverte. Qui publie aujourd’hui une nouvelle biographie de Fanon par le journaliste Adam Shatz, responsable américain de la London Review of Books. Le livre est une réussite. Mieux, il est justifié.

D’abord, Shatz a la quarantaine : une nouvelle génération, très sensible au racisme, aux avatars post-coloniaux et aux rapports Nord-Sud, étudie le prophète. Ensuite, son travail approfondi, bien écrit, est à bonne distance du personnage. Familier de l’Algérie et du Proche-Orient, Shatz soutient les combats politiques de Fanon. Il ne cache pourtant ni ses nuances, ni ses contradictions, ni ses angles morts, par exemple sur l’islam, une religion qui ne l’intéressait pas vraiment, ni sa méfiance envers cette patate chaude qu’est devenue l’identité. Fanon confrontait durement l’universalisme, avec ses intellectuels de service, à ses lâchetés et à ses faux-semblants ; mais il n’en était pas moins universaliste : un moteur universaliste à explosion. Il s’est vite débarrassé de la négritude, n’a jamais adhéré au culte fantasmatique des racines, et le nationalisme ne trouvait sa raison d’être que comme moment du processus révolutionnaire. Qui, dans les mouvements indigénistes ou identitaires actuels, oserait écrire comme il le fit dans Peau noire, masques blancs : «Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. […] Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme d’aucun passé.»

«Faire taire la morgue du colon»

Shatz analyse ensuite et surtout, avec minutie, deux aspects fondamentaux de sa trajectoire : son travail de psychiatre, son expérience algérienne, à l’hôpital de Blida puis au FLN. Les deux sont liés par un même souci : émancipation, libération. Né dans un milieu relativement bourgeois de la Martinique, Fanon a été un jeune homme blessé qui a dit non. Il s’engage dans les Forces françaises libres, rejoint l’Afrique du Nord, reçoit un éclat d’obus en Alsace. Comme tant de noirs et d’Arabes engagés du côté des libérateurs, il s’aperçoit vite que la liberté, c’est relatif : les valeurs humanistes qu’ils ont défendues sur le champ de bataille ne sont guère respectées, vis-à-vis d’eux, les colonisés, par les démocraties qui s’en prévalent. Sa première spécificité est d’avoir utilisé son métier de psychiatre pour mieux comprendre et décrire le lien tragique et meurtrier qui unit colon et colonisé. A la fin de sa vie, dans les Damnés de la Terre, il écrira : «Pour le colonisé, être moraliste, c’est, très concrètement, faire taire la morgue du colon, briser sa violence étalée, en un mot l’expulser carrément du panorama. Le fameux principe qui veut que tous les hommes soient égaux trouvera son illustration aux colonies dès lors que le colonisé posera qu’il est l’égal du colon. Un pas de plus, il voudra se battre pour être plus que le colon. En fait, il a déjà décidé de remplacer le colon, de prendre sa place.»

Des archaïsmes brutaux et qui s’entretiennent

Après la guerre, il exerce à Lyon, où la psychiatrie est carcérale. Il voit et subit le racisme. Les conditions de vie des ouvriers arabes sont épouvantables. Les médecins sont incapables de les écouter, de les comprendre. Dans un bus, un enfant effrayé dit à sa mère en désignant Fanon : «Le nègre ! Le nègre !» L’expérience, dira-t-il, a été fondamentale : elle lui a permis de penser. Peau noire, masques blancs utilisera la psychiatrie (et le talent littéraire) pour faire vivre cette question : ça fait quoi, d’être un noir dans une société pensée par et pour les blancs ? Il rejoint en 1947 l’hôpital de Saint-Alban, où le Catalan François Tosquelles et le Français Paul Balvet ont planqué des résistants et créé la psychothérapie institutionnelle. Un malade mental n’est-il pas, lui aussi, un résistant ? Ici, on écoute les patients, on leur permet d’agir sur leur propre destin. Shatz décrit les lieux, les personnages, les influences.

A l’hôpital de Blida, où il soigne après 1952 aussi bien des Algériens torturés que des soldats français tortureurs, tous traumatisés, puis à Tunis où il devient porte-parole du FLN, Fanon tentera de développer, en milieu hostile, les méthodes alors expérimentales de Saint-Alban. Il se heurte à des médecins européens souvent fermés, racistes et à des médecins musulmans eux-mêmes racistes et antisémites. La vie coloniale et post-coloniale est compliquée. Fanon analyse ces archaïsmes brutaux et qui s’entretiennent. Shatz montre comment il justifie des actes qui étaient pour lui, avant tout, des actes de résistance. Fanon écrit ainsi qu’on «se voile par tradition, par séparation rigide des sexes, mais aussi parce que l’occupant veut dévoiler l’Algérie». Ce n’est pas faux, et les jeunes musulmanes des banlieues d’aujourd’hui ne diraient pas autre chose. Mais, ajoute Shatz, «tout comme le grand ‘‘Mirage noir’’ de la négritude, l’affirmation de l’identité islamique devait être une étape sur le chemin, et non une destination ultime». Il n’est pas certain, cette fois, que Fanon ait établi le bon diagnostic.

Un sarcastique romantique

Shatz suit de près son engagement dans le FLN, dont il finit par devenir, en Afrique, une sorte d’ambassadeur plénipotentiaire. C’est le sort qu’on réserve parfois aux compagnons de route dont on préfère se débarrasser : l’internationalisme laïque de Fanon, son côté passe-murailles et saute-barrières, ne pouvait que heurter ceux qui allaient prendre le pouvoir en Algérie. Il savait faire des compromis et il a fait silence sur les crimes et les règlements de compte du FLN. Il est mort à temps pour ne pas vivre la fin presque immédiate des illusions – une fin qu’il avait pressentie. C’était un sarcastique romantique. Le sarcasme élevait sa pensée, ce qui est rare. Le romantisme épargnait le pessimisme à sa lucidité. Il croyait d’autant plus en la révolution qu’il était lui-même en révolution. Celui qu’il n’a pas connu et auquel il fait beaucoup penser, par son impact symbolique et politique, par sa colère aussi, est Jean Genet ; mais il n’avait ni sa puissance créatrice, ni sa préciosité perverse, ni sa complaisance envers les bourreaux révolutionnaires. Il est aussi le seul homme pour qui Sartre, afin de parler avec lui sans pause et sans sommeil, à Rome en 1961, cessa d’écrire pendant trois jours. Ce n’est pas le moindre de ses exploits. Quand l’entourage de Sartre lui fit savoir que celui-ci devait tout de même se reposer, Fanon répondit qu’il n’était pas fatigué et qu’il n’aimait pas les gens qui s’économisaient. Sartre, comme on sait, préfaça ensuite les Damnés de la Terre. Shatz analyse, après d’autres, comment le futur auteur des Mots flatte une violence dont Fanon voyait le «potentiel générateur», mais qui l’horrifiait et qu’il pensait transitoire. Celui-ci ne fit aucun commentaire sur un texte qui l’honorait, mais qui l’embarrassait peut-être, et puis il mourut, à l’hôpital en Amérique : «Aux pays des lyncheurs.» Il avait moins d’humour que James Baldwin, mais il en avait quand même.

Au cœur vivant de la gauche

Shatz consacre un long épilogue à sa postérité, au moment où elle paraît retrouver, pour le meilleur et pour le pire, la force qu’elle avait acquise dans les années 1970. Face à l’islamisme, à Gaza, à ce que deviennent le monde et la gauche, il est tentant (mais inutile) de se demander : qu’aurait-il pensé, écrit, fait ? «La dimension impossible de l’existence de Fanon, écrit Shatz, n’a pas été seulement sa tragédie. Elle constitue aussi sa gloire.» Cette «dimension impossible» reste certes au cœur vivant de la gauche. Lorsqu’elle ne l’éprouve pas, celle-ci sombre soit dans une complaisance vaguement humaniste (conservatrice et «hors-sol», comme on dit maintenant), soit dans une complaisance inverse et identitaire («racisée» et victimaire jusqu’à la mauvaise foi). D’un côté, une indifférence condescendante et œcuménique ; de l’autre, une peau de chagrin tannée par le ressentiment. D’un côté, Fanon est dénoncé par des sous-Camus (Camus, un auteur que Shatz dégomme volontiers) ; de l’autre, il est célébré par des sous-Sartre. Cette biographie a le mérite de rendre son fantôme à sa vitalité – autrement dit, à un combat sans fin.

Adam Shatz, Frantz Fanon. Une vie en révolutions. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry. La Découverte, 512 pp.


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