lundi 1 avril 2024

Affaire Gérard Miller : « Une distinction entre pratique analytique et exercice d’un pouvoir s’impose »

Publié le 30 mars 2024

Alors que le psychanalyste est accusé d’agressions sexuelles par plus de soixante femmes, Alexandra Buresi-Garson, Juliette Niderman-Nguyen et Stéphanie Pechikoff, psychanalystes et psychologues cliniciennes, rappellent, dans une tribune « au Monde », les fondements éthiques de leur profession.

La soixantaine de témoignages et les plaintes déposées contre le psychanalyste Gérard Miller nous ont abasourdies. Nous sommes psychanalystes, psychologues cliniciennes exerçant depuis vingt ans en centre médico-psycho-pédagogique et en cabinet. Nous voulons prendre la parole, car, à en juger par le silence actuel des psychanalystes, cette affaire laisse sans voix et nous fait éprouver, comme à notre consœur Clotilde Leguil, dans un entretien accordé au Monde le 17 février, un profond malaise. Une distinction entre pratique analytique et exercice d’un pouvoir s’impose.

Nous n’entendons pas nous substituer à la justice, qui doit « faire son travail ». Cependant, nous pensons que nous aussi avons à « faire notre travail » face aux effets de ces témoignages, dont la résonance sociétale majeure, en lien avec #metoo, interroge l’éthique analytique.

Des femmes, parfois mineures au moment des faits, relatent l’utilisation de l’hypnose par le populaire et médiatique psychanalyste à des fins de soumission dans son domicile-cabinet. Les plaignantes indiquent avoir, dans ce contexte, subi des violences sexuelles et des viols.

Confusion des registres

Le 10 janvier, Gérard Miller était invité sur le plateau de « C ce soir » pour une édition intitulée « Violences sexuelles : le tournant Depardieu ? ». C’était un peu plus d’un mois avant que ces accusations ne soient rendues publiques par l’ouverture d’une enquête préliminaire, le 23 février. Sur le plateau du service public, il pointait, à la lumière de la révolution #metoo, un certain « aveuglement collectif » concernant les relations de domination se jouant entre un homme de pouvoir et une très jeune femme. Le trouble et le discrédit suscités par le grand écart entre son discours médiatique et les dénonciations en série dont il fait l’objet ne concernent pas seulement les personnes impliquées, mais l’ensemble de nos pratiques, mises à mal par la confusion des registres.

Aujourd’hui, Gérard Miller a démissionné des instances psychanalytiques auxquelles il appartenait, signe d’une position intenable qui nous invite à réfléchir à l’éthique analytique. Nos pratiques et notre profession l’exigent, pour que nous soyons à la hauteur de la responsabilité qui nous incombe et nous engage.

La première nécessité de l’éthique analytique réside dans le fait de reconnaître que nous, analystes et cliniciens, sommes immergés dans le social et en portons l’empreinte. Nos histoires personnelles et professionnelles sont façonnées de croyances, de valeurs et de préjugés à l’œuvre dans la société. Reconnaître cette appartenance est absolument nécessaire, car c’est le point de départ d’une réflexion concernant les effets de cette empreinte sur nos pratiques.

La seconde nécessité est de mettre au travail nos savoirs au regard des évolutions sociétales dont nous sommes sujets, témoins et objets. En effet, l’éthique analytique est du côté de la réflexion, c’est-à-dire du côté de la pensée sans cesse réactualisée, dans un mouvement de déconstruction et de recréation du sens. Elle n’est pas du côté de la morale, qui distingue de manière figée le « bien » du « mal », ni du côté de la parole du maître, imposant sa vérité, sanctuarisée et immuable. Au contraire, elle est invitation à déplacer notre perspective pour repérer les logiques aliénantes qui structurent les rapports humains.

Or, ce que le mouvement #metoo a mis en lumière, ce sont les ravages produits par un système de domination qui favorise l’abus des puissants. Il ne s’agit pas seulement de la domination des hommes sur les femmes, mais de toutes les formes de la domination, qui se caractérise par l’asymétrie des positions. Elle confère du pouvoir, et c’est alors que surgit le risque d’en abuser. L’espace de la cure thérapeutique n’y échappe pas, et seule notre réflexion éthique permet d’appréhender ce pouvoir, pour l’analyser, non pour en jouir. Car un psychanalyste qui ne pense plus sa pratique se transforme en abuseur.

De l’ordre de l’inceste

Notre pratique est foncièrement éthique dans la valeur qu’elle accorde à la parole et au langage. Elle se fonde sur l’expérience, d’abord en tant qu’analysant(e) s puis en tant qu’analystes, d’un processus inédit et émancipateur conditionné par une éthique rigoureuse pour que cette rencontre soit libératrice, et non assujettissante. A cet effet, Freud a très tôt abandonné l’hypnose, car, bien qu’opérante, elle plaçait le patient en position de sujétion, antinomique avec le fait d’être sujet et acteur de la cure.

Notre pratique passe aussi, bien sûr, par l’abstinence sexuelle avec nos patients, car, si un passage à l’acte se mêle à l’espace où l’on tente d’entendre l’inconscient et l’infantile, alors le risque de ravage pour le patient est réel. Il s’apparente à celui de l’inceste, quand une personne faisant autorité abuse de son pouvoir à des fins de jouissance personnelle et fait de l’autre son objet. Le consentement ne peut advenir, car, pour consentir, il faut en avoir les moyens et être considéré comme un sujet libre de son désir.

La révolution #metoo, en encourageant la prise de parole des victimes, a permis de dénoncer un système mortifère de passage sous silence et d’invisibilisation des actes. La parole portée et entendue permet au sujet de se dire et, plus largement, de sortir de la répétition, notamment des abus. #metooinceste a permis de nommer l’indicible, tant l’agresseur peut aussi être aimé et admiré, plongeant la victime dans les méandres de la culpabilité et de la honte. Des autrices comme Christine Angot, Vanessa Springora, Camille Kouchner et Neige Sinno ont commencé de faire entendre ce ravage et son intrication systémique avec les logiques de domination.

Nous, cliniciennes, abasourdies mais ni sourdes ni muettes, pensons que bon nombre d’entre nous ne demandent qu’à faire entendre une autre voix de la psychanalyse. Une voix portée par une pratique inscrite dans le social et le contemporain, vivante et politique, sans cesse interrogée, pour qu’en soit garantie l’éthique.



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