samedi 23 mars 2024

Reportage. «Ce devrait être une mission de service public» : à Bagnolet, menaces sur un lieu d’accueil pour jeunes femmes victimes de violences


 


par Marlène Thomas   publié le 18 mars 2024

En Seine-Saint-Denis, le lieu d’accueil et d’orientation Pow’Her, dédié aux 15-25 ans, pourrait fermer ses portes faute de trésorerie. Encadrantes et personnels de santé se mobilisent pour défendre cette structure unique en France.

Seuls le zip de sa trousse et le bruissement de sa feuille viennent troubler le silence dans cette pièce chaleureuse. Non loin de Nadia (1), une boxeuse sur une affiche proclame, comme pour l’interpeller : «Je m’affirme, je me défends.» Sur conseil d’une amie, la lycéenne de 16 ans a poussé, il y a quelques jours, la porte du Lieu d’accueil et d’orientation pour les jeunes femmes victimes de violences (LAO) Pow’her à Bagnolet. «C’était compliqué pour moi de demander de l’aide. J’espère trouver un appui ici», lâche cette lycéenne au milieu d’un grand salon où les jouets pour enfants côtoient des tapis de yoga aux couleurs électriques. L’adolescente confie à Hélène Leblanc, conseillère conjugale et familiale, lors d’un entretien : «L’école a longtemps été une échappatoire.» Une échappatoire à l’insécurité régnant dans son foyer familial, où un membre de sa famille, accusé par sa sœur de l’avoir violée, est toujours accueilli. «Tu peux me rappeler le rôle des parents par rapport à leurs enfants ?» questionne Hélène Leblanc d’une voix douce. «Nous protéger», répond la jeune fille, elle-même troublée par des «flash-back».

Comme Nadia, 537 ados et jeunes adultes ont été accompagnées par le LAO depuis son ouverture en septembre 2019. Parmi elles, 86% ont subi des violences intrafamiliales et 83% plusieurs types de violences au cours de leur vie (intrafamiliales, conjugales, sexuelles, mariages forcés, prostitution).

Unique en France, ce lieu géré par l’association FIT une femme, un toit, est dédié aux 15-25 ans. Leurs voix n’y sont pas seulement entendues, un accompagnement pluridisciplinaire spécifique leur est aussi proposé pour les aider à s’extraire de ces violences souvent répétitives, qu’elles peinent parfois à identifier comme telles. «Les enquêtes montrent que les jeunes femmes sont les premières victimes des violences, pourtant ce public reste hors des radars», explique la directrice Amandine Maraval. Parmi les femmes de 18 à 74 ans, 33% des femmes ayant déclaré des violences psychologiques de leur partenaire au cours des cinq dernières années sont âgées de 18 à 29 ans alors qu’elles ne représentent que 18% de la population, selon l’enquête de victimation «Genese» publiée en 2022 par le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI). Un taux grimpant à 41% pour celles ayant fait état de violences physiques ou sexuelles dans le cadre conjugal. Pourtant, en 2022 seules 18,9% de celles ayant composé le 3919, la ligne d’écoute nationale, ont entre 20 et 29 ans. Pour les plus jeunes, la proportion chute même à 1,4%.

«Ces jeunes victimes sont souvent déscolarisées voire en fugue. Elles ont du mal à aller vers des lieux où sont accueillies des femmes plus âgées avec des enfants, notamment parce qu’elles vont y retrouver la figure de la mère, quelque chose leur évoquant leurs parents. Abîmées par les violences, elles vont aussi beaucoup moins se rendre dans les lieux dédiés aux jeunes, plutôt utilisés par des garçons, comme dans les autres dispositifs mixtes puisqu’elles ont presque toujours été victimes d’hommes», développe la présidente de l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, Ernestine Ronai. Forte du constat «qu’il n’y avait pas de lieu pour elles», cette féministe de longue date a entrepris la création, d’abord expérimentale de ce LAO où éducatrices, psychologue, juriste ou encore conseillère conjugale œuvrent de concert. «Une jeune fille victime, il faut par exemple accepter qu’elle ne vienne pas, annule un rendez-vous et revienne une autre fois. Il faut se caler sur son rythme plutôt que sur les emplois du temps des différents professionnels», distingue-t-elle.

«Ce devrait être une mission de service publique»

Dans cette vieille bâtisse de Seine-Saint-Denis, des liens se tissent et le tutoiement est de rigueur. «Pour certaines le LAO est leur premier lieu d’attachement. Elles savent que la porte leur sera toujours ouverte», glisse Hélène Leblanc. Sonia (1) y est suivie depuis 2020. «Si on veut voir la psychologue on peut, si on a besoin de voir la juriste aussi, on n’a pas besoin d’aller voir ailleurs, on a tout ici.» Emmitouflée dans une doudoune noire, elle retrace : «Les équipes m’ont aidé à déposer plainte pour inceste.» Le procès est prévu le mois prochain. «Depuis que je pense à ce procès je me dis que je vais parler mais j’ai peur», confie-t-elle à Louise, sa psychologue. Sonia a «surtout peur de perdre ses moyens». «J’aimerais bien préparer des choses concrètes à dire», complète-t-elle. L’aiguillant sur son prochain rendez-vous avec son avocate, la psychologue lui propose également «de travailler des techniques de stabilisation».

Sollicité sans relâche, le LAO Pow’Her risque pourtant (comme d’autres associations) de voir son activité largement restreinte voire stoppée faute d’une trésorerie suffisante. 700 000 euros sont nécessaires pour pérenniser le dispositif. «Nous sommes très soutenues politiquement mais ce n’est pas suffisant au regard des besoins. Sans l’apport du Fonds social européen qui met trois ans à être versé, nous n’avons qu’un tiers du budget qu’il nous faudrait, soit l’équivalent de deux postes et demi d’éducatrices», s’alarme la directrice. Si le LAO peut compter sur le soutien plus ou moins régulier d’une douzaine de partenaires publics et privés (l’Etat, le conseil départemental, la Fondation des femmes, L’Oréal, Showroom privé…), «une grande majorité des fonds publics sont versés de façon très différée dans l’année. Certaines ne sont reçues qu’en novembre alors qu’on a des salariées à payer dès janvier», indique Séverine Lemière, présidente de l’association FIT.

Afin d’assurer la continuité de la structure, l’association a dû avancer les fonds. «Ce fonctionnement fragilise beaucoup l’association, qui a aussi d’autres établissements (un centre d’hébergement d’urgence et un centre d’hébergement et de réinsertion sociale)», s’inquiète Séverine Lemière en relevant que «l’hébergement demande d’importants financements». La recherche de financeurs a donc dû être élargie. 52 fondations ont été sollicitées, sans compter le lancement d’une campagne de financement participatif ayant récolté depuis le 8 mars 19 000 euros sur 55 000. «Ce devrait être une mission de service publique prise en charge par l’Etat et démultiplié dans chaque département», suggère Amandine Maraval. La promesse moins ambitieuse d’ouvrir dix autres lieux de ce type d’ici 2022 de l’ex ministre chargée de l’Egalité Elisabeth Moreno semble être tombée dans les limbes. Ernestine Ronai suggère : «Il faudrait allouer autant de budget que pour la création des centres de prise en charge des agresseurs

«On les aide à s’affirmer»

Amandine Maraval le concède, ce lieu «coûte cher» par rapport à d’autres LAO. «Ces jeunes femmes sont souvent victimes de violences dès le plus jeune âge, beaucoup sont passées par l’aide sociale à l’enfance. Cela demande du temps, des approches différentes et des personnels compétents», justifie-t-elle. Ce continuum de violences que l’équipe tente d’enrayer en les repérant au plus tôt jalonne leur quotidien. Nora (1) fait partie de celle à qui la vie n’a laissé aucun répit. A la pause déjeuner, l’équipe se réunit en urgence, inquiète à son sujet. Victime à de multiples reprises de violences sexuelles au cours de sa vie, cette vingtenaire de retour «d’un séjour de prostitution», a replongé dans la drogue et l’alcool. «Elle s’isole beaucoup», constate Louise.

Encore récemment victime de viol, elle serait prête à porter plainte. «Il faut s’en saisir», réagit Hélène Leblanc. L’équipe envisage diverses démarches administratives et un déménagement pour la mettre en sécurité. «Elle a dénoncé des violences intrafamiliales quand elle était petite et a été placée dans une famille très maltraitante. Son logement est pour elle un endroit de sécurité», contextualise Louise alors qu’une collègue note son refus des structures collectives. Mais remédier à ces urgences ne suffit pas. «Si on ne bosse pas sur la confiance en soi, on va se planter», présage la directrice.

Des activités yoga, MMA, des massages et groupes de parole sont également au programme. «On travaille sur le motif pour lequel elles sont venues mais les ateliers, cafés, débats permettent aussi de déconstruire les violences sur le plus long terme, en les aidant à s’affirmer et à dire non», insiste Amandine Maraval. Un lieu où se reconstruire, mais aussi un lieu où souffler pour ces jeunes abîmées par la vie. «On nous dit souvent qu’on n’est pas seules mais c’est lors du groupe de parole avec d’autres victimes que je l’ai vraiment compris», confirme Sonia. Amandine Maraval résume : «On leur redonne leur place de sujet.»

(1) Les prénoms ont été changés.


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