vendredi 15 mars 2024

Précarité Familles monoparentales : les mères solo sous l’eau

par Anne-Sophie Lechevallier et Johanna Luyssen   publié le 13 mars 2024

Particulièrement touchées par l’inflation et grandes oubliées des politiques publiques, les personnes qui élèvent seules leurs enfants, soit 25 % des familles en France, voient leur situation déjà très précaire se dégrader. Pour tenter d’améliorer leur quotidien, la gauche a déposé une proposition de loi qui leur donnerait un statut et des droits spécifiques.

Poussettes dans les allées, coloriages sur les tables, mères allaitant leur nourrisson : rarement l’Assemblée nationale n’aura autant résonné de babils d’enfants. Mais le sujet du jour s’y prête. Des dizaines de mères célibataires sont venues assister ce 8 mars à la première «Assemblée des familles monoparentales» pour construire une loi qui leur sera consacrée. Valérie, deux enfants, raconte un quotidien précaire, les défaillances du père, un système sociofiscal injuste. A ses côtés, Vanessa, deux fils de 16 et 13 ans, soupire : «Parfois, c’est presque préférable de ne pas avoir de pension.» Elle élève seule ses deux fils, son ex-conjoint ne leur «donnant pas un centime». Elle raconte la stigmatisation dont elle fait l’objet, des services de l’Etat qui la soupçonnent toujours d’être débordée – «ils ont l’air de se dire “oh la la, elle doit être dépassée, elle est noire en plus”» – et les regards suspicieux jetés après les révoltes urbaines qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk cet été. «En aucun cas, on ne peut dire que nos familles sont instables», renchérit sa voisine Pauline, qui élève son fils de 13 ans, autiste et déscolarisé, en travaillant le week-end comme gouvernante.

Invitées à débattre d’une proposition de loi pour «lutter contre la précarité» des familles monoparentales, écrite par un groupe transpartisan de députés mené par la gauche parlementaire, ces femmes, souvent invisibilisées, ont pu ce jour-là s’exprimer pendant près de trois heures. Le texte, s’il était adopté, pourrait considérablement améliorer leur quotidien : il propose un statut spécifique pour ces familles, duquel découlerait un ensemble de droits, de priorisations (logement, modes de garde…) et de tarifications adaptées. Face aux députés auteurs du texte, Philippe Brun (PS), Sarah Legrain (LFI) et Stéphane Lenormand (Liot), elles sont nombreuses à raconter leurs difficultés quotidiennes, aggravées par les crises. Des complications qui s’amoncellent : pour Sarah Legrain, leur situation est «révélatrice de ce qui ne va pas dans la société française, avec des femmes qui cumulent les inégalités».

Car de toute la population française, les plus percutées par les crises sont les familles monoparentales, avec pour leur écrasante majorité des femmes à leur tête (82 % des cas). Déjà vulnérables, elles voient leur situation se dégrader en raison du choc inflationniste. Elles se privent davantage que les autres : 87 % d’entre elles ont modifié leur comportement d’achat en réponse à l’inflation, alors que la moyenne pour l’ensemble des ménages est de 73 %, expliquait récemment l’économiste Agnès Bénassy-Quéré. Elles sont surreprésentées dans les dossiers de surendettement traités à la Banque de France (20 % des ménages surendettés en 2023 alors qu’elles représentent 10 % des ménages). Sur le million de personnes que le Secours catholique a accueillies en 2022, un quart sont des mères isolées. Même proportion chez les Restos du cœur. Travailler, même quand ces mères seules y parviennent, ne signifie pas échapper à la pauvreté. Quand elles sont payées au smic, elles sont deux fois plus exposées à la pauvreté monétaire que les autres salariés avec la même rémunération, écrit le Groupe d’experts sur le smic dans son dernier rapport. En 2021, le taux de pauvreté des familles monoparentales progressait encore, à 32,3 %, selon les données les plus récentes de l’Insee.

«Le sujet fédère»

Face à ces chocs qui frappent de plein fouet les mères isolées, l’Etat tente souvent de parer à l’urgence, mais mène plus rarement des politiques qui leur permettraient de sortir de la pauvreté. Elles font surtout l’objet de mesures distillées par à-coups, comme la majoration de 35 % de la prime de Noël pour 744 000 familles monoparentales les plus pauvres, arrachée par les députés socialistes dans les négociations de dernière minute liées à la loi de finances dite de fin de gestion, qui procède aux ultimes ajustements de l’exercice budgétaire. Fin 2022, il y eut aussi la revalorisation de 50 % de l’allocation de soutien familial (ASF), que ces familles perçoivent en l’absence de pension alimentaire, passée de 122 à 184 euros par mois (depuis revalorisée à 187,24 euros) – une promesse de campagne d’Emmanuel Macron. Les familles monoparentales auront également des dispositions particulières pour le complément de libre choix du mode de garde, qui, à compter de juillet 2025, sera étendu jusqu’aux 12 ans de l’enfant afin de faciliter l’accès à un mode de garde formel pour les enfants plus âgés. Pour l’an prochain également, quand la réforme du RSA votée dans la loi pour le plein-emploi entrera en application, les parents isolés d’enfants de moins de 12 ans et sans solution de garde seront dispensés des 15 heures obligatoires d’activité hebdomadaire.

Pour le reste, les réponses du gouvernement ne semblent pas être à la hauteur de l’urgence. Invitée à une table ronde le 6 mars sur le sujet par la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF), la ministre de l’Egalité, Aurore Bergé, s’est contentée dans une vidéo d’assurer que l’Etat ferait du sujet une priorité, ne mettant sur la table aucune nouvelle proposition. Dans son interview donnée au magazine Elle pour le 8 mars, Gabriel Attal a annoncé le lancement d’une mission de «soutien aux familles monoparentales», menée par la députée de Paris Fanta Berete et le sénateur des Hauts-de-Seine Xavier Iacovelli. Et la Délégation aux droits des femmes du Sénat, qui planche sur le sujet depuis décembre, rendra quant à elle, ses conclusions à la fin du mois de mars.

«Il y a une inadéquation des politiques publiques en direction des familles monoparentales, relève l’économiste Anne Eydoux, maîtresse de conférences au Cnam et chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économiqueLes politiques sociales, familiales, de l’emploi sont inadaptées : elles ne leur garantissent ni un revenu suffisant ni de bonnes conditions d’insertion. D’autant qu’il existe une forme d’instrumentalisation de ces familles, celles qu’Emmanuel Macron qualifiait de “mères courage” pendant la crise des gilets jaunes. Le sujet fédère, y compris à droite. Un consensus politique s’est formé sur les mesures d’activation et l’exigence de contreparties. Mais on oublie que les emplois (décents) manquent, et que la pauvreté laborieuse est massive. Nombre de mères seules cherchent en vain un emploi, ou ont une activité précaire qui ne les sort pas de la pauvreté. Ce sont elles qui étaient sur les ronds points.»

«Stigmatisation des “filles-mères”»

Cet échec des politiques publiques se lit dans l’évolution des données. Aucune amélioration de la situation des quelque 2 millions de familles monoparentales, soit une famille sur quatre, et des près de 3 millions d’enfants qui y grandissent, n’est perceptible. «Elles sont surreprésentées dans certains métiers, souvent précaires et aux horaires atypiques inadaptés à leurs contraintes, comme nettoyeuses ou aides à domicile, constate l’économiste Oriane Lanseman. Même quand les mères travaillent, les familles monoparentales restent pauvres.» En 2018, le taux de pauvreté des enfants mineurs était de 41 %, le double de celui de l’ensemble des enfants, d’après l’Insee.

Leurs conditions de vie sont de plus en plus difficiles. Accéder à l’emploi est problématique. Les mères seules ont un taux de chômage de 17,2 %, le double de celui des mères vivant en couple. Elles sont plus fréquemment en CDD et en temps partiel subi. Les moins qualifiées peinent à s’insérer durablement sur le marché du travail, la monoparentalité réduisant «fortement la possibilité d’accéder à un CDI pour les femmes disposant uniquement d’un diplôme du secondaire», remarque un ouvrage dressant l’état des savoirs sur ce sujet, codirigé par Marie-Clémence Le Pape et Clémence Helfter (1). Quant à leurs conditions de logement, elles sont souvent précaires. Dans son «Panorama des familles d’aujourd’hui» de 2021, le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge constate : les «familles monoparentales disposent en moyenne d’un quart environ de surface de logement en moins par rapport aux autres familles», elles «ont une plus forte probabilité de vivre dans un logement surpeuplé, et également que le surpeuplement de leur logement soit durable», elles sont «deux fois plus exposées à la discrimination dans la recherche d’un logement qu’une famille biparentale», elles sont «davantage exposées aux [conséquences des] impayés de loyers et au risque d’expulsion locative».

Pourtant, la pauvreté des mères isolées est reconnue depuis les années 70, en même temps que les familles monoparentales sont devenues à la fois une catégorie statistique et un objet d’action publique, avec la création en 1976 de l’Allocation de parent isolé (API). La pluralité des formes familiales était enfin prise en compte. «La création de l’API marquait la sortie de la stigmatisation des “filles-mères” en intégrant les différentes catégories de mères seules (veuves, divorcées, séparées, célibataires), explique Anne Eydoux. Ces mères seules étaient considérées comme une catégorie précaire à protéger.»

«Démarches d’insertion chronophages»

Mais depuis les années 90, l’API, transformée en RSA majoré aujourd’hui, comme les autres minima sociaux d’ailleurs, sont considérés comme des prestations qui créeraient des trappes à inactivité, et désinciteraient les allocataires à travailler. Les travaux scientifiques, ceux de l’économiste prix Nobel Esther Duflo entre autres, prouvent le contraire, mais cela n’a pourtant pas empêché ces idées d’être reprises dans la récente réforme du RSA. «Les politiques dites d’activation ont cherché à encourager le retour à l’emploi en récompensant le travail sans revaloriser les allocations, et en développant des programmes d’accompagnement vers l’emploi. Les minima sociaux sont de plus en plus conditionnés à des démarches d’insertion chronophages, y compris pour les mères seules. Le risque est qu’ils cessent d’être de véritables garanties de revenu», constate Anne Eydoux. La situation est d’autant plus alarmante que ces trente dernières années correspondent aussi à la période où le nombre de familles monoparentales a doublé.

Un statut spécifique de parent isolé pourrait-il améliorer leur condition ? Beaucoup y croient, et cette mesure est aussi la première des recommandations de la FNCIDFF. Ce qui pourrait suivre, si le texte proposé à l’Assemblée reste ambitieux : le versement des allocations familiales dès le premier enfant, une priorisation pour les places en crèche, la défiscalisation des pensions alimentaires perçues, des réductions tarifaires en matière de transports, de loisirs, d’activités sportives et de culture, une tarification sociale adaptée à faire adopter par les communes, un doublement du nombre de congés enfant malade, la prise en compte de ce statut dans l’attribution de logements sociaux…

Que restera-t-il de ces mesures, une fois que le texte sera passé entre les mains des députés ? La gauche parlementaire les défendra, mais certaines initiatives similaires ont été enterrées par le passé. Valérie, la mère de deux enfants venue participer aux débats, se veut néanmoins optimiste : «Malgré notre condition, on ne baisse pas les bras.»

(1) Les Familles monoparentales. Conditions de vie, vécu et action publique, sous la direction de Marie-Clémence Le Pape et Clémence Helfter. La Documentation française, 2023.


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