dimanche 17 mars 2024

Lisa, Louka, Mathéïs, la triste chronique de trois infanticides annoncés

Par    Publié le 14 mars 2024 

Un enfant est tué tous les cinq jours, en France, dans le cadre familial. Presque toujours, les enquêtes montrent que ces crimes sont précédés d’alertes, que la société ne veut pas ou ne sait pas prendre en compte. Pour comprendre cette défaillance collective et systémique, « Le Monde » a retracé trois histoires d’infanticide.

 

Un appel téléphonique à 4 heures du matin est rarement porteur de bonnes nouvelles, surtout quand il vient du major de la gendarmerie. Dans la nuit du 23 au 24 septembre 2023, Jérôme Pasco, maire (sans étiquette) de Conches-en-Ouche (Eure), décroche : le résumé de la situation est bref, mais l’élu sent bien, au son de sa voix, que son interlocuteur est sous le choc. Ce soir-là, les pompiers viennent d’être appelés pour venir en aide à une petite fille de 3 ans en arrêt cardiorespiratoire. Jérôme Pasco ne prend connaissance des détails de « l’horreur de la situation » qu’en début de matinée. « Les pompiers qui sont intervenus sont sonnés. Ils ont vu des choses horribles mais là, ça dépasse l’entendement. Le corps est tellement marqué, sauvagement abîmé. Les gars ont vu l’enfer, vraiment. » La piste de l’infanticide fait très vite peu de doute.

Cinq mois après le meurtre, il n’y a pas une semaine où Jérôme Pasco ne pense pas à la petite Lisa. Le genre d’histoire qui marquera « à vie » le maire de la petite commune de 5 000 habitants. Ce crime aurait-il pu être évité ? « Bien sûr qu’il y avait des signaux. Ils n’ont pas été pris en compte », déplore l’élu. Le début de l’enquête a laissé apparaître l’isolement du beau-père et de la mère, âgés respectivement de 29 ans et 27 ans – tous deux mis en examen pour « meurtre sur mineur » après avoir avoué des violences répétées sur la fillette –, autant que les problèmes de consommation d’alcool et de drogue, sur fond de précarité. Pour le maire, impossible de ne pas souligner une « responsabilité collective » dans la mort de cet enfant.

Combien de mineurs la société a-t-elle laissés mourir ainsi ? Impossible à dire, il n’existe aucun chiffre officiel concernant les infanticides en France. Les différents observateurs s’accordent à dire qu’un enfant est tué tous les cinq jours dans le cadre familial. Un chiffre sans doute sous-estimé.

« Les gens n’ont pas envie qu’on vienne voir chez eux »

Pour comprendre ces dysfonctionnements, Le Monde a retracé trois histoires d’infanticide : Lisa (3 ans), Louka (5 ans) et Mathéïs (3 mois). Trois récits singuliers, aux signaux d’alerte allant crescendo. Tous mettent en lumière, à différents échelons, les défaillances du système pour protéger ces enfants. Contrairement aux féminicides, les infanticides restent vus comme de simples faits divers, non politisés, où la responsabilité de la société est peu interrogée. « Trop souvent, alors qu’on se demande comment on en est arrivé là, l’analyse des affaires révèle des dysfonctionnements systémiques aux conséquences tragiques », note pourtant l’avis de la commission nationale consultative des droits de l’homme du 13 décembre 2023 sur les morts violentes d’enfants dans le cadre familial.

Pour Lisa, personne n’a alerté face au danger. La famille était hors des radars à Conches-en-Ouche. Depuis 2020, elle occupe un logement social sur les hauteurs de la ville. Le père biologique était parti et la mère vivait avec un nouveau compagnon depuis un an, sans que le bailleur social le sache. Selon les premiers éléments de l’enquête, les violences sur Lisa auraient commencé au moins au début de l’année 2023. Son frère, Hugo, 6 ans, pris en charge par l’aide sociale à l’enfance depuis les faits, était aussi victime de maltraitance. Pourtant, le couple, sans emploi, restait inconnu des services sociaux du département ou de la municipalité. « L’enjeu de ce dossier est de comprendre comment personne ne s’est aperçu de quoi que ce soit pendant tout ce temps. Ou alors pourquoi personne n’a rien dit », avance Rémi Coutin, procureur de la République d’Evreux.

Impossible, selon plusieurs acteurs du territoire, que les voisins n’aient rien vu ou rien entendu, vu les relations houleuses et les disputes parfois bruyantes du couple. Pourtant, aucune plainte n’avait été remontée au bailleur social. « Dans cette ville, on est capable de m’appeler pour un chien qui gueule trop fort, mais pas pour ces faits-là », s’indigne le maire, Jérôme Pasco. « Les gens n’ont pas envie qu’on vienne voir chez eux, ni d’aller voir ailleurs chez les autres », déplore une travailleuse sociale de la ville, qui a souhaité rester anonyme.

Une connaissance du couple aurait tenté d’appeler le 119, le service national d’accueil téléphonique pour l’enfance en danger, avant la mort de Lisa, mais son appel n’a pas abouti. « Cette dame a expliqué aux enquêteurs qu’elle n’aurait pas rappelé le 119 car son mari était ensuite présent et que celui-ci n’appréciait pas qu’elle puisse se mêler des affaires des autres », indiquait Rémi Coutin à l’ouverture de l’information judiciaire.

Manque de formation

A l’école non plus, personne n’a réussi à protéger Lisa. Pour l’instant, l’enquête a surtout mis en avant les manquements du personnel éducatif. Le 15 janvier, la directrice de l’école maternelle (également institutrice de Lisa) et le directeur de l’école primaire où était scolarisé Hugo ont été mis en examen pour « non-dénonciation de crime ou délit sur mineur de moins de 15 ans ». Une décision de justice très rare. La communauté éducative locale et nationale s’est d’ailleurs indignée que les personnels de l’école puissent servir de fusible pour cacher une responsabilité collective.

« Il n’est pas exclu qu’il y ait d’autres mises en examen dans les semaines ou mois qui viennent », précise le procureur, Rémi Coutin. La directrice et le directeur ont été suspendus à titre conservatoire par le rectorat de Normandie, qui a lancé une enquête administrative. La directrice avait reçu les parents quelques jours avant le drame, comme le veut la procédure menant à un signalement (un responsable d’école peut transmettre le signalement sans prévenir les parents mais doit alors justifier sa décision dans son courrier). « Elle a reconnu qu’elle aurait dû faire un signalement mais a expliqué qu’elle n’en avait pas eu le temps, car submergée par des tâches administrativesDe son côté, le directeur conteste avoir été témoin de quoi que ce soit », détaille Rémi Coutin.

Les signalements ont explosé depuis dans la région, quitte à tomber dans un excès inverse. Lors d’une réunion à Conches-en-Ouche de différents acteurs autour des violences intrafamiliales, le 16 février, une directrice d’école a déploré le manque de formation sur ces sujets, pour des professionnels pourtant constamment au contact d’enfants. Une demande partagée à l’échelle nationale, comme le confirme Thierry Pajot, secrétaire général du Syndicat des directrices et directeurs d’école, qui aimerait aussi mettre en avant « la solitude du directeur d’école devant sa feuille de signalement ». Il comprend la lourde responsabilité sur les épaules de la directrice qui devait faire le signalement : « Certains enseignants ou directeurs ne font pas de signalement parce qu’ils ont peur des suites, évidemment. Qu’il y ait des représailles sur eux ou sur l’enfant après la réunion avec les parents. »

Comment expliquer, aussi, le silence des proches ? Le père de Lisa avait un droit de visite régulier. Le week-end avant le drame, Lisa était chez ses grands-parents. « Lisa était une petite fille assez vive, qui avait l’habitude de tomber. Ils se sont dit que les hématomes venaient de là, assure le maire. C’est d’ailleurs ce que disait sa mère à tout le monde. » Contacté, l’avocat du père de Lisa, des grands-parents paternels et de la tante paternelle, qui se sont constitués partie civile, n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde, précisant que « rien n’était reproché » à ses clients.

Information préoccupante tardive

Les proches de Louka, 5 ans, mort le 20 octobre 2020 à Brest (Finistère), n’ont rien dit non plus. Pourtant, le beau-frère de Sarah C., la mère de l’enfant, l’avait bien vue lui donner des claques, des gifles ou des fessées chez elle, dans les magasins ou dans la rue. Il savait aussi qu’elle infligeait des douches froides à son fils, qui devenait lui-même agressif physiquement et verbalement. Deux sœurs de Sarah C. ont confirmé, au cours de l’enquête, avoir vu ces violences. Louka est mort à Brest, le 20 octobre 2020, après un « jeu de l’oreiller » qui aurait mal tourné, s’est défendue la mère, 27 ans à l’époque. Le 9 juin 2023, elle a été condamnée à vingt-cinq ans de réclusion aux assises du Finistère. Personne de l’entourage ne s’était constitué partie civile. Seule l’association La Voix de l’enfant avait défendu la mémoire du jeune garçon.

Dans cette histoire, contrairement à celle de Lisa, certains ont parlé, mais beaucoup trop tard, pour tenter de sauver Louka. La première information préoccupante émise par l’équipe éducative remonte au 12 décembre 2019, un peu moins d’un an avant la mort du garçon. Quelques jours auparavant, l’institutrice en moyenne section du garçon avait repéré une bosse sur son front. Louka lui-même expliquait que sa mère lui avait claqué la tête contre une porte. « Ce qui se passe à la maison ne vous regarde pas », avait répondu Sarah C. à l’institutrice.

Cet événement convainc l’école de faire un signalement. Depuis le début de l’année, l’absentéisme du petit garçon est notable : un seul jour de présence en septembre, quatre en octobre, quatre en novembre, trois en décembre. En tout, trente-deux certificats médicaux falsifiés par la mère viennent justifier ces absences. Jointe par courriel, la directrice de l’école primaire n’a pas souhaité donner suite à la demande du Monde pour expliquer ce délai de quatre mois avant le signalement. « Les informations préoccupantes à l’école remontent souvent les veilles de week-end ou de vacances scolaires, notamment à Noël et pour les vacances d’été. Quand les enseignants craignent de laisser partir un enfant dans sa famille pour une longue période et de ne pas le revoir », explique Benoît Bothua, directeur adjoint, depuis un an, à la direction enfance famille du conseil départemental du Finistère.

Délai largement dépassé

En janvier 2020, à la suite du premier signalement, Sarah C. change son garçon d’école. La nouvelle équipe enseignante n’est pas au courant du suivi du dossier, tout comme l’équipe précédente. « Les informations préoccupantes remontent aux services académiques et départementaux mais ne redescendent quasiment jamais. L’instituteur peut revoir l’enfant quelques jours plus tard, sans savoir si une enquête est lancée ou pas. Ce manque de communication peut parfois décourager de signaler une situation », analyse Guislaine David, cosecrétaire générale et porte-parole du SNUipp-FSU, principal syndicat dans les écoles.

Une nouvelle alerte part le 28 janvier 2020. Pendant ce temps, le précédent signalement a été pris en compte par le département, qui a lancé une enquête sociale. Deux personnes sont mandatées pour rencontrer la mère et l’enfant. Mais rien ne se passe comme prévu. Selon la loi, l’évaluation doit être réalisée dans un délai de trois mois à compter de l’information préoccupante. Celui-ci sera largement dépassé. Sur les sept rendez-vous calés, de janvier à mai 2020, seuls deux seront honorés par la mère, qui viendra à chaque fois seule, sans Louka. « On se retrouve impuissants dans ce genre de situation, justifie Benoît Bothua. Quand le parent est dans le refus manifeste, dans l’évitement de l’évaluation, qu’il est impossible de prendre contact, l’évaluation s’arrête et nous faisons un signalement au parquet. »

Le 4 juin, le département demande une mesure judiciaire d’investigation éducative au tribunal judiciaire de Brest. L’affaire continue de traîner. A la suite d’une nouvelle information préoccupante, le 6 octobre 2020, le département relance le parquet. « On nous a répondu qu’un retour était attendu pour janvier 2021 », affirme le directeur adjoint. Louka meurt étouffé quelques jours après cette énième alerte. Contacté, le parquet de Brest a indiqué ne pas pouvoir nous répondre « pour des raisons d’agenda ».

« Défaut de regroupement des informations »

Combien de temps un enfant peut-il tenir avant qu’il ne soit trop tard ? Mathéïs, lui, est mort à seulement 3 mois chez ses parents, le 27 février 2020, à Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne), le visage tuméfié et le corps couvert de multiples hématomes. Il ressort de cette histoire dans laquelle les signaux d’alerte ont clignoté un certain fatalisme face à « la chronique d’un drame annoncé », comme le qualifie MGuillaume Laverdure, avocat de la mère. « Le réseau n’a pas fonctionné, ce n’est pas glorieux », a critiqué Fabienne Roze, avocate générale à la cour d’assises de la Haute-Vienne lors du procès, en octobre 2023. Le père a été condamné à quinze ans de prison pour « coups mortels ayant entraîné la mort sans intention de la donner » et la mère à trois ans pour « modification de la scène de crime ».

Pour Me Camille Di Tella, avocate de l’association L’Enfant bleu, partie civile dans ce dossier, l’affaire illustre surtout « un manque de communication » entre les différents intervenants. « Tout le monde disposait d’un faisceau d’indices laissant à penser que cet enfant courait un danger. Le problème, c’est qu’il y a eu un défaut de regroupement des informations », développe-t-elle.

Les premières inquiétudes ne pouvaient pas se manifester plus tôt : en octobre 2019, plus d’un mois avant la naissance de Mathéïs, la situation de la famille est évoquée lors d’une réunion à l’hôpital mère-enfant de Limoges. Une information préoccupante est remontée quelques jours après par les équipes médicales, qui mettent en évidence « une certaine immaturité et une fragilité des deux membres du couple ». Elles notent surtout un comportement inadapté et inquiétant de Fabien B., le père, 27 ans à l’époque. Il consomme alcool et stupéfiants.

Les voisins ont alerté sur des disputes récurrentes du couple. Plusieurs plaintes ont été adressées au bailleur social Odhac87. En l’espace de deux mois, les habitants de l’appartement au-dessus de celui du couple ont appelé une quinzaine de fois la gendarmerie, qui s’est déplacée à plusieurs reprises au domicile, tout comme la police municipale, qui a, elle aussi, fait deux signalements. « Crainte pour la vie d’un enfant », alertait-elle sans ambiguïté en objet d’un courriel transmis à la maison du département de Saint-Yrieix-la-Perche, le 11 février 2020.

« Il faut faire converger différents faisceaux »

Pourtant, dans le même temps, une puéricultrice qui suivait les parents, en décembre 2019 et janvier 2020, ne constate rien d’anormal, trouvant même les parents « à l’écoute des conseils ». Elle dit ne pas avoir constaté non plus d’hématomes. « Peut-être que la puéricultrice n’a pas suffisamment senti de danger particulier à ce moment-là. On ne peut pas, à partir d’une seule fois, dire “attention, cet enfant est en danger”. Il faut une analyse plus longue, faire converger différents faisceaux pour mettre en route un rapport. C’est ce juste temps qui est difficile à trouver », défend Monique Plazzi, première adjointe socialiste au maire de la commune.

Par courriel, le département de la Haute-Vienne nous a répondu ne pas souhaiter commenter cette affaire, mais a précisé que « toutes les mesures relatives à la protection de l’enfance avaient été prises par [la] collectivité ». La responsabilité des services sociaux aura été largement questionnée durant le procès. Comment se fait-il que les inquiétudes concernant le comportement du père, qui ne tenait jamais en place et était régulièrement sous l’emprise de l’alcool ou de stupéfiants, n’aient pas été remontées plus tôt ? Comment les multiples fractures des côtes du nourrisson, révélées à l’autopsie, ont-elles pu passer à ce point inaperçues ?

Un rapport de signalement du conseil départemental finit par être transmis le 18 février 2020 au procureur de la République de Limoges. Sa conclusion est sans appel : « Au vu du comportement de monsieur durant l’entretien, nous sommes très inquiets quant à la prise en charge de Mathéïs (…) Au vu du risque de danger, nous demandons une saisine judiciaire. » Le drame s’est produit avant que le rapport n’arrive sur le bureau d’un juge des enfants.


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