samedi 2 mars 2024

La mère adoptive, le jeune migrant et le spectre de l’expulsion

Par   Publié le 1er mars 2024

Anne-Marie et Sékou dans leur jardin. Anne-Marie et Sékou ont adopté Louchka il y a deux ans car son ancienne maîtresse était trop agée pour continuer à s'en occuper. Anne-Marie Ygout  a adopté Sékou, jeune migrant guinéen il y a 5 ans. Aujourd'hui Sékou est sous OQTF. Mme Ygout lance une pétition pour le faire rester.
Le 23 février 2024 à Clère (76) France. Anne-Marie and Sékou in their garden. Anne-Marie and Sékou adopted Louchka two years ago because his former mistress was too old to continue taking care of him. Anne-Marie Ygout adopted Sékou, a young Guinean migrant 5 years ago. Today Sékou is under OQTF. Ms. Ygout is launching a petition to make him stay.
February 23, 2024 in Clère (76) France.

REPORTAGE Arrivé clandestinement de Guinée en 2019, à l’âge de 16 ans, Sékou Bangoura a été recueilli puis adopté par Anne-Marie Ygout, une professeure de danse en Normandie. Entre CAP de maçonnerie, jardinage et cours de flamenco, le jeune garçon y a construit sa vie. Une intégration remise en question par une obligation de quitter le territoire.

« Vous entrez dans l’âme de ma mère », prévient Anne-Marie Ygout en poussant la porte vitrée de sa longère normande située à Clères, village d’un millier d’habitants de la Seine-Maritime. La professeure de danse de 71 ans a hérité de cette vieille demeure à la mort de sa mère, en janvier 2019. Dans toutes les pièces de cette maison à colombages, sur les murs, au-dessus de la cheminée, sur les consoles en bois chinées, des photos d’Anne-Marie et de Sékou.

Arrivé illégalement de Guinée en 2019, Sékou Bangoura-Ygout, 20 ans, devait rester seulement deux jours, mais « il s’est passé un truc entre nous », assure sa mère adoptive, assise devant le feu de cheminée. Non seulement Sékou n’est jamais reparti, mais Anne-Marie l’a adopté en mai 2022. « Avant, ma seule perspective était la mort, maintenant Sékou est mon avenir », confie-t-elle. Un avenir menacé depuis le 24 décembre 2022, par l’arrivée d’un courrier de la préfecture signifiant à Sékou l’obligation de quitter le territoire français (OQTF).

A la réception de la lettre, un silence a envahi la ­maison. « Les gens croient que ceux qui ont des OQTF sont des tueurs ou des violeurs. Ils pensent que je suis quelqu’un de dangereux », déplore Sékou. Anne-Marie lui a promis qu’ils se battraient ensemble. Elle a déposé un recours au tribunal administratif de Rouen. Pour soutenir son dossier, elle a demandé aux villageois et à des connaissances d’écrire tout le bien qu’ils pensaient de son fils.

Mais, en octobre 2023, le jugement rendu est implacable : le tribunal estime que l’adoption simple ne suffit pas, que Sékou a toujours de la famille en Guinée, qu’il ne justifie pas de liens personnels et familiaux anciens, intenses et stables en France ni d’un métier pérenne. Le 24 janvier, le duo a lancé une pétition qui a recueilli plus de 33 000 signatures, dont celle de Nathalie Thierry, la maire de Clères. Mère et fils attendent désormais une date d’audience devant la cour d’appel de Douai (Nord).

La mort omniprésente

De son périple jusqu’en Normandie, Sékou Bangoura ne dit pas grand-chose de peur de pleurer et, chez lui, « les hommes ne pleurent pas, sinon ça veut dire qu’ils sont faibles ». Jusqu’à ses 15 ans, le garçon habite à Tabounde, une bourgade rurale à l’ouest de la Guinée, avec sa mère, sa sœur, ses cousins et tantes dans une case en chaume et en brique de terre battue, à l’ombre des manguiers. Au village, où il n’y a pas de collège, Sékou aide son oncle sur les champs d’arachide, rêve de devenir militaire ou chauffeur de poids lourd. L’Europe ne fait pas partie de ses projets, soutient-il.

Ce jour de février 2019, lorsqu’il part sans avoir rien dit à personne, suivant les pas d’un cousin de 18 ans, il prétend qu’il ne savait rien de la destination finale. Il pense aller à Boké, ville à une demi-heure de moto-taxi de chez lui. Le voyage se prolonge jusqu’en Guinée-Bissau, puis au Sénégal. Si bizarre que cela puisse paraître, Sékou assure que ce n’est qu’après une semaine de voyage en bus et des nuits dans des hangars pour migrants en transit qu’il se rend compte du véritable but de son voyage. « Quand j’ai compris qu’on allait en Europe, je me suis dit pourquoi pas », raconte-t-il, comme s’il s’agissait d’un simple changement d’itinéraire.

Pour lui, l’Europe, c’est la neige et le froid, pas la mort. « J’avais entendu parler du fils d’un ami de ma mère mort sur la route, mais je n’avais jamais pris conscience du danger », assure-t-il dans un français impeccable. Il le réalise à l’arrière d’un camion dans la chaleur du désert malien. Mais il n’en dit pas plus, de peur de pleurer. Sékou poursuit son récit sans émotion apparente, égrenant les noms de pays comme on indiquerait son chemin à un passant.

« Je ne savais pas que j’étais Noir »

En Algérie, il s’aperçoit que sa peau a une couleur. « Je ne savais pas que j’étais Noir, je l’ai compris quand les gens nous appelaient “kahlouche” [« noir » en arabe]. » Au Maroc, il ­prévient enfin sa mère et lui demande les 2 000 euros de la traversée vers l’Espagne. Il les recevra au bout de quatre mois, le temps que le village se cotise. Et une nuit de septembre 2019, vers 2 heures, cinquante-sept passagers embarquent sur un zodiac à Nador, au nord-est du Maroc. La Guardia Civile espagnole intercepte l’embarcation.

Au tri d’arrivée, le cousin prend la file des majeurs, Sékou, celle des mineurs. Sékou est pris en charge par l’aide sociale à l’enfance espagnole, puis transféré à Ciudad Real dans un centre pour mineurs non accompagnés (MNA). Ne parlant pas espagnol, il part en bus de nuit direction Bilbao avec l’intention de rejoindre la France, dont il maîtrise la langue. Du pays, il connaît aussi sa capitale et Saint-Etienne, grâce au joueur de football guinéen Pascal Feindouno. Va pour Paris, mais il faut d’abord franchir la frontière à pied en passant par Irún.

Comme des milliers de migrants, la police française le recale faute de visa. Sékou échappe à la vigilance des policiers et arrive à la gare d’Hendaye, d’où il rejoint Bayonne en train. Il sera logé dans la ville basque ­pendant une semaine par l’association Diakité, avant de prendre un car pour Paris. « Va ailleurs, ici les gens dorment dans la rue », lui conseille-t-on à la gare Saint-Lazare. Son voyage se termine le 26 septembre 2019 à Rouen. Après avoir dormi pendant deux jours sous un pont, l’adolescent de 16 ans est logé par les bénévoles du Réseau de solidarité avec les migrants-Rouen (RSM).

« Je me suis dit qu’on s’entendrait bien »

« Tu peux bien faire un effort, ça ne va quand même pas te tuer », s’est dit Anne-Marie quand des amis de RSM ont insisté pour qu’elle accueille un mineur non accompagné. Sans enfant par choix, éprise de liberté, l’ancienne danseuse, divorcée deux fois, chérit sa solitude et aime faire des voyages avec son chien et un matelas posé à l’arrière de son ­utilitaire. « Deux jours, pas plus », a-t-elle donc répondu à ses amis. Sékou est arrivé un week-end d’octobre. « Dès qu’il est monté dans la voiture, il a caressé la tête du chien et là, je me suis dit qu’on s’entendrait bien », lance Anne-Marie.

Le lendemain, ils vont cueillir des champignons dans la forêt, Sékou cuisine, propose de planter un potager, construit un bonhomme de paille dans le jardin. « Ma mère faisait la même chose, je me suis dit que je délirais, que c’était elle qui était là », se souvient-elle. Son frère voit la même ressemblance dans les gestes, le sourire à toute épreuve, et ce besoin de prendre soin de cette maison achetée par leur mère avec son seul salaire de professeure de français en 1968, et qu’elle avait retapée avec les moyens du bord.

Le week-end se transforme en semaine. Au bout d’un mois, l’aide sociale à l’enfance (ASE) l’héberge dans un hôtel à Rouen, mais le jeune homme continue de venir à Clères tous les jours. En mars 2020, l’ASE accepte que Sékou passe le confinement chez Anne-Marie. « C’était un bonheur absolu », se souvient la septuagénaire. Sékou apprend les claquettes, le flamenco, la danse classique, révise son français, s’occupe du jardin. Pour ses 17 ans, Anne-Marie lui offre un album rouge avec toutes leurs photos ensemble. « L’album de sa deuxième naissance. »

Sékou Bangoura-Ygout dans sa chambre décorée de portraits faits par sa mère adoptive. Sur l’étagère, son diplôme de maçon, obtenu en étant major de sa promotion. A Clères (Seine-Maritime), le 23 février 2024. 

Sékou obtient son CAP maçonnerie en étant major de sa promotion en 2020. Mais à ses 18 ans, étant sans papiers, il préfère éviter les chantiers, où il craint les contrôles de police. Pour réaliser des travaux chez des particuliers, Sékou devient alors autoentrepreneur. Dans son classeur épais, il cumule les déclarations à l’Urssaf. « Je paye des charges mais je ne cotise à rien », explique-t-il. « C’est deux poids, deux mesures », s’insurge Anne-Marie.

Tous deux ont suivi les débats sur la loi immigration, « sans rien y comprendre »« Ils disent que les migrants coûtent cher à la France, mais Sékou ne bénéficie d’aucune aide. Au contraire, il rapporte de l’argent à la France », s’indigne sa mère adoptive. Le mercredi, Sékou fait profil bas lorsqu’il prend le train pour Rouen afin de distribuer des repas avec les Restos du cœur : il craint toujours que les policiers ne l’arrêtent. « T’ima­gines, tu pars de chez toi sans dire au revoir, c’est la honte de retourner au pays comme ça. Ça veut dire que j’ai pas ma place ici. »


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