mardi 5 mars 2024

Drogue : la prison sous emprise

Publié le 23 février 2024

Par  et 

Avec 18 187 saisies réalisées en 2022, les produits stupéfiants, principalement le cannabis, circulent massivement et facilement en détention. Cette consommation aide les détenus à supporter le quotidien. Mais les trafics, comme à l’extérieur, provoquent de la violence.

Un détenu fume dans une cellule du centre pénitentier de Neuvic (Dordogne), en octobre 2019.  

Les connaisseurs des prisons s’amusent à chaque fois de l’étonnement du visiteur qui voit le halo de fumée bleue et sent l’odeur d’herbe qui prend à la gorge dans les coursives de certains établissements pénitentiaires. La drogue est une compagne de détention. Son usage distord le temps qui passe, aide à supporter les difficultés de l’enfermement, de la promiscuité et de l’ennui. Elle « circule librement », comme en témoignent aussi bien les détenus que les surveillants.

C’est que la consommation de drogue en détention, notamment du cannabis, est un fait massif : 18 187 saisies de produits stupéfiants dans les lieux de détention ont été réalisées en 2022, selon des chiffres inédits du ministère de la justice que Le Monde s’est procurés ; 95 % concernaient du « shit » ou de la « beuh », le reste était composé d’autres substances, comme la cocaïne, le crack ou l’héroïne.

Les détenus les obtiennent par projection, grâce à des complices qui viennent aux abords de la prison et lancent les paquets au-dessus des murs, au moyen de livraisons par drone, mais aussi lors des parloirs, surtout depuis la fin des fouilles à nu obligatoires en 2009. Plus rarement, c’est avec la complicité de surveillants ou d’intervenants extérieurs que se fournissent les détenus, qui paient ensuite leur dose à des tarifs parfois deux fois plus élevés qu’au-dehors.

L’un des approvisionneurs de la prison de Neuvic (Dordogne), surnommé « Coffee Shop » par les autres détenus tant son offre de cannabis était large, a été condamné à deux ans de prison par le tribunal judiciaire de Périgueux, à l’été 2022. Sa compagne, condamnée elle aussi, avait pour habitude de dissimuler la drogue dans son soutien-gorge avant de la lui transmettre sous la table lors des parloirs. Coffee shop, qui passait commande par le biais du réseau social Snapchat, stockait le butin dans sa cellule (où 150 grammes de cannabis avaient été découverts lors d’une fouille), avant de la revendre à ses clients captifs.

80 % des détenus fument du tabac

La maison d’arrêt de Besançon a été le théâtre d’une affaire plus dramatique. Le 29 décembre 2023, deux codétenus, âgés de 34 ans et 36 ans, sont retrouvés morts dans leur cellule. Les rapports médicaux mettent en cause une overdose liée probablement à l’absorption d’un cocktail d’héroïne et de médicaments. Une situation inédite, selon l’administration pénitentiaire, qui ne répertorie qu’une poignée de décès par overdose chaque année. Le 25 janvier, un autre détenu de Besançon ainsi que sa compagne ont été mis en examen pour avoir fourni la drogue à l’origine des décès.

A côté de ces produits illégaux, les mésusages de médicaments, comme ceux de substitution aux opioïdes ou encore le Lyrica (des comprimés habituellement prescrits contre l’épilepsie) enrichissent l’offre de substances addictives et peuvent faire l’objet de trafic quand ils sont distribués un peu trop facilement. Des produits qui anesthésient plutôt qu’ils excitent. Le premier contact peut être celui de la « fiole », ces combinaisons d’anxiolytiques, d’antidépresseurs ou de somnifères prescrits pour apaiser les nouveaux arrivants et les aider à trouver le sommeil.

L’alcool, interdit en détention depuis 1995, était traditionnellement un produit incontournable pour accompagner les affres de l’enfermement. Jusqu’alors, les détenus pouvaient même « cantiner » deux canettes de bière par jour. Sa consommation est désormais plus marginale. Les seaux où macèrent des fruits avec du sucre sont rarement découverts par les surveillants, avec seulement 661 saisies d’alcool recensées en 2022.

C’est un produit légal et autorisé qui est à l’origine du plus grand nombre de décès. Plus de 80 % des détenus fument du tabac – contre environ 30 % en population générale. Les pathologies induites (cardiaques, pulmonaires…) sont renforcées par l’exiguïté de locaux mal aérés et le tabagisme passif, en raison de la promiscuité au sein des cellules collectives.

« Parmi les études les plus récentes, une enquête nationale, dont les résultats ont été publiés en février 2023, sur la santé mentale en prison, avec un volet sur les addictions, indique que 32 % des sortants ont une dépendance aux drogues illicites et 11,4 % en ont un usage nocif », précise Valérie Saintoyant, déléguée de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Par ailleurs, selon une autre étude de 2022, menée dans les Hauts-de-France, 24 % des détenus fument du cannabis (contre 4,7 % de la population générale) et 6,8 % prennent des opioïdes (contre 0,4 % de la population générale).

Une « multitude de petits dealeurs »

Au mois d’avril paraîtra une étude menée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives pour quantifier les usages des drogues licites et illicites en prison – 1 094 détenus de vingt-six différents quartiers de détention ont répondu à un questionnaire autoadministré. D’après les informations du Monde, elles viendront confirmer la tendance de fond d’une consommation massive de cannabis.

Corollaire des situations d’addiction qu’ils induisent, les trafics de stupéfiants ont pris une ampleur incontrôlable. Ces « trafics de fourmis », comme ils sont définis par un policier spécialisé, régissent le marché à l’intérieur des centres de détention autour d’une « multitude de petits dealeurs ».

Comme à l’extérieur, ce commerce induit la violence, sous la forme de racket et d’agressions. Face à des détenus toxicomanes volontiers considérés comme des « tricards », ou des « schlags », le chantage s’exerce sous la forme de demandes relatives à l’extérieur : approvisionnement grâce aux visites de proches ou au retour de permissions de sortie. « Les produits stupéfiants ont un impact direct sur la violence en détention. Ce sont des éléments de déstabilisation de la détention. Là où il y a de la drogue, il y a de la violence », martèle ainsi Laurent Ridel, le directeur de l’administration pénitentiaire.

« On fait la chasse aux trafics, on passe notre temps à gérer ces profils », explique Stéphane Lordelot, secrétaire général de l’UFAP UNSA Justice en Martinique, qui évoque de nombreux rackets et même un « règlement de compte à coups de pic ». Il demande plus de moyens, notamment une brigade cynotechnique et des équipes d’intervention. Wilfried Fonck, le secrétaire national du syndicat, abonde. Selon lui, la prison devient le terrain de luttes de pouvoir avec un « phénomène de caïdat qu’on ne peut pas accepter ». Il évoque aussi les pressions sur les familles, à l’extérieur, qui doivent payer la consommation du détenu. Pas en espèces, évidemment, mais par le biais de PCS, ces cartes rechargeables qui ne nécessitent pas de transactions directes.

M. Fonck reconnaît tout le problème de la lutte contre la drogue en prison : « Si on coupe tout, c’est la Cocotte-Minute qui pète. » Il se souvient des violences, lors de l’épidémie de Covid-19, en 2020. Sans visite, pas de parloirs, donc pas de passage de « produits ». Avec le confinement, pas de projections non plus. La situation de pénurie avait mis l’ensemble du monde carcéral sous tension.

« On sait bien que cela sert à calmer »

Un souvenir partagé par Stéphane M., alors détenu à la Santé, à Paris. « Quand il n’y avait plus de shit, c’était beaucoup plus violent, avec des règlements de compte liés aux dettes. C’était la jungle », se souvient ce quinquagénaire. Aujourd’hui « clean », il s’investit dans plusieurs associations comme les Narcotiques anonymes et Aides. Pour lui, qui a fait trois séjours en détention entre les années 1990 et 2020, « la drogue en prison, c’est une façon d’acheter la paix sociale. D’autant que le trafic est souvent la seule source de revenu pour cantiner. C’est toute une économie parallèle ».

Une « hypocrisie » dénoncée également par Dominique Simonnot, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté. Car il apparaît impossible d’envisager le problème de la drogue sans penser à la surpopulation carcérale, notamment dans les maisons d’arrêt (qui regroupent les courtes peines et les personnes en détention provisoire). Avec 75 677 détenus pour 61 359 places opérationnelles, fin décembre 2023, la suroccupation peut atteindre 200 % dans certains établissements.

Pour supporter ces conditions indignes, certains tentent de s’évader en consommant. « On sait bien que cela sert à calmer. La prison est un endroit très angoissant. S’il n’y avait pas ça, cela exploserait, la taule, vu les conditions d’enfermement », estime la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté. « Les défonces adaptées, ce sont les médicaments détournés, l’héroïne, le cannabis et l’alcool », résume Stéphane M. Soit celles qui peuvent vous plonger dans un état léthargique.

Certains ne se contentent pas du cannabis, même de synthèse, avec un très fort taux de THC (la substance active). Les substances excitantes, comme la cocaïne, dont les effets peuvent être problématiques dans une cellule surpeuplée de 9 mètres carrés, engendrent des difficultés différentes des produits « calmants ».

Pour ceux qui prennent des drogues par injection se pose la question du matériel et de l’hygiène. Parfois, une seule et même seringue passe dans tellement de veines que l’aiguille est courbée. A défaut de seringue, on en fabrique une à partir d’un stylo-bille… Autant de situations dangereuses pour la santé des détenus, qui donnent une importance cruciale à la réduction des risques, soit toutes les mesures prises pour accompagner au mieux les usagers de drogue.

C’est à ce sujet que dix-sept associations ont interpellé le ministère de la santé, dans une lettre envoyée le 25 janvier. Aides, Médecins du monde, mais aussi le Syndicat national de la magistrature appellent dans ce texte à l’application concrète de la loi de modernisation du système de santé, datant de 2014, rappelant que le volet sur la réduction des risques prévoit notamment la distribution gratuite de matériel, en particulier les seringues stériles et les antidotes en cas de surdose.

Difficultés liées à la promiscuité

Ces questionnements s’insèrent dans un débat né de la loi de 1994 instituant l’équivalence d’accès et de qualité des soins entre les personnes détenues et le milieu libre. « Cette loi dit de façon théorique que les soins en détention doivent être identiques à ceux de la population générale. Mais c’est faux, car les patients incarcérés sont privés de liberté et sous contrainte », souligne Damien Mauillon, addictologue à la prison des Baumettes, à Marseille.

« Concernant le comportement d’addiction, il n’y a pas de consommation régulière et stable, mais des prises plus anarchiques, avec des produits souvent liés au motif de l’incarcération », poursuit-il, soulignant la phase cruciale du « craving », cette impulsion irrésistible à consommer, qui nécessite une aide particulière. Mais la proportion de détenus suivant un parcours de soins sur le long terme est faible. Il faut ajouter à cela que les intervenants, notamment les psychiatres, manquent dans de nombreux établissements.

Sur la question de la réduction des risques, un colloque de deux jours s’est réuni à Paris, à la mi-janvier, pour marquer l’anniversaire de la loi de 1994. L’occasion pour de nombreux professionnels de partager des expériences, comme celle de la prison d’Angers, avec un programme d’échange de seringues – une usagée contre une neuve. D’autres préconisent la mise en place de « salles de shoot » dans les prisons, où les détenus pourraient « consommer » sous la surveillance de soignants. Un sujet politiquement explosif, et qui rencontre une forte hostilité chez les surveillants.

Parfois, des obstacles très concrets compliquent la mise en œuvre du parcours de soins en prison. « Au-delà de la problématique de la stigmatisation, il est difficile d’organiser des actions de groupe, notamment pour coordonner les emplois du temps, mais aussi s’adapter aux durées de détention », indique Valérie Saintoyant, déléguée de la Mildeca.

Créée en 2017, l’unité de réhabilitation pour usagers de drogues de la prison de Neuvic propose d’adapter le concept des communautés thérapeutiques à la prison. En clair : des détenus volontaires s’inscrivent à ce programme pour réussir à abandonner définitivement leurs addictions en entreprenant un « travail thérapeutique en profondeur ». Mais cette expérience demeure une initiative unique en son genre, malgré les retours globalement positifs des usagers et du personnel.

« Cela peut paraître cynique, mais l’accès aux soins y est pourtant plus facile actuellement que dans certaines régions de France », souffle Laurent Ridel, à propos de la détention. Et de redire que, ce qui est compliqué, c’est la continuité des soins à la sortie. Libre de la prison ne veut pas toujours dire libre de ses addictions.


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