mercredi 7 février 2024

Sexualité des Français : une grosse baise de régime

par Kim Hullot-GuiotKatia Dansoko Touré et infographie Alice Clair  publié le 5 février 2024 

Selon un sondage Ifop révélé par «Libération», les Français font de moins en moins l’amour, en particulier les 18-24 ans. Emancipation, abstinence par choix, asexualité, influence du porno, idées réacs, manque de rencontres… Un moindre appétit pour la chair aux causes multiples.

Voilà qui ne va pas arranger les espoirs d’Emmanuel Macron de voir le pays se remettre vaillamment à faire des bébés à la chaîne : les Français, en particulier les plus jeunes, font de moins en moins l’amour. Leur taux d’activité sexuelle n’a même jamais été aussi bas depuis les années 70. C’est ce qu’affirme une étude Ifop réalisée pour l’entreprise de sex-toys Lelo (1) que nous publions en exclusivité : la proportion de personnes initiées sexuellement (c’est-à-dire ayant déjà couché avec un tiers ne serait-ce qu’une fois dans leur vie) qui déclarent avoir eu au moins un rapport sexuel ces douze derniers mois n’est plus que de 76 %, soit une chute de 15 points par rapport à une enquête similaire conduite en 2006.

C’est surtout chez les moins de 25 ans que la chute est drastique : plus d’un quart des 18-24 ans initiés sexuellement n’ont eu aucun rapport sexuel au cours de l’année écoulée. Soit cinq fois plus qu’en 2006. En outre, quand les Français s’entremêlent au creux d’un lit (ou ailleurs), ils le font moins souvent : 43 % d’entre eux déclarent un rapport sexuel par semaine, alors qu’ils étaient 58 % en 2006 à en dire autant.

A l’ère de Tinder, Grindr, Bumble et consorts, des tests VIH accessibles à tous, de la pilule et des capotes gratuites jusqu’à 25 anset d’un accès encore relativement correct à l’IVG, ces chiffres semblent contre-intuitifs. Pourquoi les gens coucheraient moins ensemble alors qu’ils n’ont jamais autant eu de possibilités de le faire – et sans opprobre ? Ce serait d’abord une affaire de cycle historique, explique François Kraus, directeur du pôle genre, sexualités et santé sexuelle de l’Ifop : «Les années 80-90 étaient une époque d’hypersexualisation, il y avait un dogme “Je baise donc je suis. Aujourd’hui, on passe à une sexualité plus qualitative que quantitative. C’est contre-cyclique : ce que fait intensément une génération, la suivante le fait moins.» Dans Post-romantique, comment moins de romance pourrait sauver l’amour (et la société), aux éditions JC Lattès, Aline Laurent-Mayard, déjà connue pour son podcast sur l’asexualité (Free From Desire, ou comment l’asexualité m’a libérée, Paradiso Media), ne décrit pas autre chose : «Pour une gamine qui a grandi dans les années 90-2000, coucher, c’est important. A l’époque, le sexe était partout, peut-être encore plus qu’aujourd’hui. En couverture des magazines féminins, sur les plateaux télé, dans les films et séries pour ados, et bien sûr, dans les publicités pour les voitures ou déodorants. Le message était clair : tout le monde aime le sexe, c’est le ciment du couple, et si un couple arrête de coucher ensemble, c’est que la relation va mal.»

La concurrence des écrans

En 2018, une vaste enquête menée aux Etats-Unis avait déjà étayé la baisse d’appétit des plus jeunes pour les plaisirs (partagés) de la chair. Relayée par Kate Julian dans the Atlantic, qui évoquait une«récession sexuelle», elle montrait que les jeunes entamaient leur vie sexuelle plus tardivement (40 % des lycéens avaient déjà été initiés en 2017, contre 54 % en 1991, selon le Center for Disease Control and Prevention’s Youth Risk Behavior Survey), mais aussi que le nombre de partenaires chez ceux qui étaient sexuellement actifs avait chuté. En outre, les vingtenaires étaient deux fois et demie plus susceptibles d’être abstinents que leurs aînés et 15 % déclaraient n’avoir eu aucune relation sexuelle depuis leur entrée dans l’âge adulte.

Outre un changement de cycle, les causes sont multiples. Si les applications de rencontre donnent le sentiment de permettre de dégoter, en particulier dans les grandes villes, un ou une partenaire à toute heure, elles induisent aussi ce qui a déjà été décrit dans les médias comme de la dating fatigue, soit la flemme de faire des rencontres. «On parle aujourd’hui beaucoup de fatigue informationnelle, de désengagement du monde du travail, et, dans le même esprit, il y a aussi un désengagement sexuel, observe François Kraus. Malgré les applications, faire des rencontres implique des efforts, chez les femmes notamment qui n’ont plus forcément envie d’effectuer tout un travail de préparation – s’épiler, stresser pour sa sécurité, etc. – pour un coup d’un soir.» La pression de la performance reste aussi vivace : «Il y a un clivage de genre très marqué là-dessus : un homme antiféministe aura un discours qui liera beaucoup sa masculinité à son activité sexuelle, ceux qui sont féministes au contraire ont une sexualité plus sobre», détaille-t-il encore.

La concurrence des écrans est aussi notable : toutes générations confondues, les Français assument parfois préférer visionner une série ou jouer aux jeux vidéo plutôt que de se livrer à un rapport sexuel, en particulier chez les 30-39 ans (43 % des hommes et 44 % des femmes). Sans compter l’impact du porno, qui produit deux effets. Chez les jeunes, il augmente la pression. Chez les plus vieux, il fournit un support masturbatoire qui assure sans doute davantage, aux femmes en particulier, de prendre son pied. Ainsi, 44 % des femmes de 70 ans et plus admettent avoir déjà évité un rapport sexuel pour visionner à la place un film pornographique. Pour Vincent Grégoire, directeur de la prospective de l’agence de marketing Nelly Rodi, et qui s’intéresse à ce titre aux pratiques des jeunes, «les 18-24 ans sont abreuvés de contenus pornographiques de plus en plus tôt, il y a donc beaucoup de fantasmes, d’idéalisation du sexe. On cherche à placer la barre très haut. Cela crée de la peur et de l’anxiété. Certains ont peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être parfaits. Leur apprentissage de la sexualité est tourné vers la performance sportive voire olympique, et ils ont peur de la séduction, des préliminaires.» De plus, «il y a cinquante ans, on découvrait énormément de choses sur “le tas”. Aujourd’hui, la jeune génération est déjà au courant de tout, il y a moins d’apprentissage, de découverte, de quête. Il faut y aller direct.» François Kraus abonde : «Les fantasmes sont tellement puissants dans la pornographie que, pour certains, la réalité peut être fade. Le porno, c’est une alternative simple à un rapport mutuellement réussi, c’est moins compliqué que ce qu’un rapport sexuel engage, avant, pendant, et après.»

Du mal à trouver chaussure à leur pied

Plus délicat à évaluer mais également pointé : l’impact de certaines idéologies religieuses et politiques qui voudraient réserver ces choses de la vie aux seuls couples «légitimes». «La montée des fondamentalismes religieux et le retour des mouvements ultranationalistes et conservateurs s’accompagnent d’une forme de diabolisation du sexe, les ligues de vertu reprennent le pouvoir,s’inquiète Vincent Grégoire. On y fait peu attention mais ces idées gagnent du terrain et introduisent dans la tête des jeunes une culpabilisation de la relation sans engagement ou de l’avortement. Certains ont été élevés dans une forme de liberté, voire de laisser-aller. Leur façon de transgresser, c’est de se construire des barrières et des limites. D’autres sont aussi habités par le divorce de leurs parents et cherchent à trouver la bonne personne.»

Autre explication : le marché de la baise, pour le dire grossièrement, n’est pas accessible à tous. Parmi les célibataires inactifs sexuellement, 67 % des hommes et 61 % des femmes affirmaient ne pas avoir trouvé de partenaire qui leur plaise, et 62 % des hommes et 41 % des femmes disaient ne pas avoir trouvé de partenaire potentiel à qui ils ou elles plaisaient. Et 61 % des hommes (contre 35 % des femmes) avaient le sentiment que personne ne s’intéressait à eux. Les personnes, en particulier les hommes qui ne rentrent pas dans les critères classiques de réussite sociale ou qui ne sont pas perçus comme étant d’un niveau socioculturel élevé, ont plus de mal que les femmes urbaines, diplômées et âgées de moins de 50 ans, à trouver chaussure à leur pied. Les femmes – à l’exception de celles qui sont perçues comme laides ou vieilles, comme l’ont déjà décrit la sociologue Eva Illouz (la Fin de l’amour, éd. Seuil, 2020) ou l’autrice Virginie Despentes (King Kong Théorie, Grasset, 2006) – ont d’autant plus la main qu’elles n’ont en règle générale plus besoin de se soumettre aux désirs d’un époux pour subvenir à leurs besoins.«L’autonomie financière des femmes leur permet de prendre conscience qu’elles ne sont pas obligées de toujours dire oui si elles n’ont pas envie,indique François Kraus. Le sexe faisait partie de l’économie du couple, il y avait un contrat implicite dans le cadre conjugal, qui est de plus en plus entaillé par le discours féministe.»

Asexualité ou aromantisme

De fait, si elle reste forte, la notion de devoir conjugal dévisse, lentement mais sûrement. Même chez les hommes, qui font aujourd’hui davantage le distinguo entre masculinité et hypersexualité, ajoute François Kraus : «Les hommes admettent parfois se forcer, parce que dans l’imaginaire général, un homme a toujours envie sinon ce n’est pas un homme, voire c’est vexant pour sa compagne ou son compagnon. Il y a dix ans, on le voyait déjà. Mais l’idée qu’une vie de couple passe nécessairement par une vie sexuelle se déconstruit, ce qui constitue une réelle rupture anthropologique par rapport à deux mille ans d’histoire des mariages tels qu’ils ont été forgés dans la culture judéo-chrétienne.» Ainsi, être épanoui en couple n’est plus nécessairement perçu comme étant lié à une vie sexuelle intensive : «Chez les seniors, le couple sans sexe est une notion dont on s’accommode, on cherche surtout un partenaire de vie affective. Le plus étonnant, c’est que l’on retrouve cette tendance aussi chez les plus jeunes», remarque Kraus.

Il faut à cet égard créditer la démocratisation de la notion d’asexualité – qui consiste à ne pas ressentir, ou très peu, de désir sexuel – voire d’aromantisme – ne jamais tomber amoureux. Les maisons d’édition et les studios de podcast l’ont bien compris, à voir déferler en librairies et sur les plateformes ces dernières années les contenus sur le sujet, comme Asexuelle, de l’influenceuse sur Instagram Anna Mangeot. Ces orientations ont longtemps été perçues comme étranges voire maladives (l’association américaine de psychiatrie considérait l’asexualité comme une pathologie jusqu’en 2013). Elles sont désormais mieux acceptées, même si les regards ne changent que lentement, comme en témoigne Julie, 25 ans, juriste à Paris et asexuelle : «Je vis avec la peur du rejet. La peur que l’on ne m’accepte pas telle que je suis. Grâce aux réseaux sociaux, j’ai pu constater que je ne suis pas seule. Plus qu’un tabou, l’asexualité souffre d’un manque de visibilité et de connaissances. Les gens continuent à s’imaginer que tout le monde considère le sexe comme essentiel et que tout le monde en a envie.»

Mais être asexuel ou aromantique ne signifie pas, comme le décrit Aline Laurent-Mayard dans Post-romantique, ne pas avoir d’amour dans sa vie. Les amis, les colocataires, les frères et sœurs, bref la famille «de cœur» décentrée du couple ou du sexe peuvent aussi être des sources d’affection et de tendresse, constituer des soutiens et accompagner le chemin de chacun. N’est-ce pas là l’essentiel ?

(1) Etude Ifop pour Lelo réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 29 décembre 2023 au 2 janvier 2024 auprès d’un échantillon de 1911 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.


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