vendredi 9 février 2024

Cosmétiques : au secours, ma petite fille met de l’anti-rides

par Sabrina Champenois   publié le 6 février 2024 

Plébiscité sur TikTok, le recours à des produits anti-âges par des ados ou préados inquiète les dermatologues et confirme que l’obsession de la jeunesse ne fait que se renforcer.

Le phénomène prend une telle ampleur qu’un nombre croissant de dermatologues tirent publiquement la sonnette d’alarme : les ados voire les préados, notamment les filles, deviennent clients des cosmétiques anti-âge. C’est non seulement absurde mais potentiellement dangereux. Carol Cheng, de l’UCLA Health qui regroupe des services de santé de la région de Los Angeles, pointe par exemple que «de nombreux produits contiennent ce que nous appelons des ingrédients “actifs”, tels que l’acide salicylique, les rétinols et les peptides. Ils conviennent mieux aux peaux matures pour cibler les rides ou les peaux présentant des problèmes spécifiques tels que l’acné. Mais pour les préadolescents et les adolescents, ces ingrédients peuvent causer des dommages, irriter la peau et provoquer les effets inverses de ceux qu’ils espèrent obtenir». Son communiqué est cité par un article de Newsweek. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est notamment le Guardian qui alerte : «Influencés par les réseaux sociaux, les enfants utilisent des crèmes, des gouttes et des sérums coûteux qui pourraient faire plus de mal que de bien.»

Des hordes de gamines chez Sephora

Le quotidien britannique prend pour exemple une gamine de 9 ans dont la liste de souhaits pour Noël alignait des produits de beauté sans rapport avec son âge : «Des crèmes pour les yeux, des sérums anti-âge, des gouttes et des huiles onéreuses contenant des ingrédients tels que le rétinol et les polypeptides.» Sa mère n’a pas donné suite mais pointe que l’obsession de sa fille pour les cosmétiques n’a rien d’isolé, l’enfant la partage intensivement avec ses copines tout aussi expertes, et la source de cet engouement est identifiée : le réseau social chinois TikTok, plébiscité par les jeunes. TikTok est de fait devenu incontournable pour le secteur de l’hygiène-beauté, avec avalanches de tutos prodigués par des influenceurs – souvent rémunérés par les marques qui investissent massivement la plate-forme.

L’emballement des gamines pour les cosmétiques peut même virer à la horde façon Attila : accompagnées du hashtag #SephoraKids, des vidéos (tournées notamment par des employées de l’enseigne), montrent des têtes blondes qui dévalisent les rayons, piquent une crise si leurs parents n’achètent pas les produits convoités, insultent les vendeurs médusés, rendent la marchandise invendable en testant à l’arrache tout ce qui tombe entre leurs mimines. Ces scènes deviennent elles-mêmes virales via TikTok ou Instagram, la boucle est ironiquement bouclée.

Un étau idéologique, psychologique et économique

Non, ces gosses ne sont pas ex subito devenues des dingos de la cosméto. Elles ont, en toute porosité, absorbé. Avec les réseaux sociaux, avoir une «routine beauté» est passé de mantra des esthéticiennes à évidence pour quiconque prend soin de son apparence – les hommes sont aussi concernés, avec leurs propres influenceurs. Il est bienvenu d’y adjoindre une «routine bien-être» qui inclut la nourriture, le sport, le sommeil… Ces injonctions se rejoignent sur plusieurs objectifs, à commencer par la maîtrise de son corps, l’irrésistible Dude du Big Lebowski est le cauchemar du monde 3.0. S’y adjoint la nécessité de ne surtout pas faire son âge, l’idéal étant d’avoir l’air plus jeune. Il n’y a qu’à voir le carton du terme «glow» (éclat) et des produits qu’il suscite, censés permettre d’avoir l’air frais et dispos. Cet idéal presque dictatorial est en soi discutable, a pour socle l’âgisme, processus de stéréotypage et de discrimination des personnes en raison de l’âge. Ces dernières années, le battre en brèche fait partie du lot des bonnes résolutions énoncées au nom de l’inclusivité. Mais concrètement ?

OK, des pubs de marques de luxe mettent en scène des vieilles personnes très distinguées, les mamies et papis instagrameurs ou tiktokeurs sont devenus un archétype, tout le monde proclame que le grand âge est respectable. Dans le même temps, un type comme Bryan Johnson, cet entrepreneur américain qui entend prouver avec son projet Blueprint qu’il est possible d’inverser le vieillissement, fascine. Dans le même temps, depuis le 2019 et le Covid, le boom de la chirurgie esthétique ne se dément pas, notamment auprès des jeunes entre 18 et 35 ans. Et anticiper les signes du vieillissement fait partie des objectifs alors que longtemps, il s’est agi de les corriger. Dans le même temps, les marques de cosmétiques mais aussi les magazines féminins, prônent des «crèmes premières rides», lesquelles apparaissent à partir de 25 ans, les gammes pour «peaux jeunes à imperfections» sont innombrables, l’offre se segmente et se diversifie toujours plus pour ne pas rater le moindre acheteur. Le tout forme un étau idéologique, psychologique et économique boosté par les réseaux sociaux. Par quel miracle les enfants y résisteraient-ils, alors même que le reste de la société contribue à le renforcer ?


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