lundi 22 janvier 2024

Rupture Nos smartphones ont-ils tué la conversation ?

par Adrien Naselli   publié le 17 janvier 2024

En vingt ans, les portables se sont imposés comme des extensions de nos cerveaux et la prolifération des réseaux sociaux encourage les prises de position définitives au point de faire du débat une pratique à haut risque. Depuis le début de la guerre Hamas-Israël, des titulaires de comptes en ligne influents appellent à lever les yeux des écrans.

Sur les Champs-Elysées, le 31 décembre, un océan d’écrans filme le passage à 2024 et pas grand-monde ne cause à son voisin. «Des zombies», commentent des internautes tout en rendant la photo virale. En une vingtaine d’années, les smartphones sont devenus des extensions de nos corps et de nos esprits. Et la propagation des réseaux sociaux a conduit à une polarisation des positions. La conjugaison de ces deux phénomènes produit une rupture encore impensée dans l’histoire de l’humanité pour l’anthropologue David Le Breton, qui voit dans ces outils de communication «la fin de la conversation» – conversation au sens d’«attention à l’autre, de disponibilité à sa parole, à son visage».

Nos discussions sont désormais interrompues «par des interlocuteurs qui ont gardé leur téléphone en main et le consultent sans arrêt, ou le tirent de leur poche à la moindre notification. Cela revient à mettre sur pause l’existence de ceux qui nous entourent», observe-t-il. Au point que certains restaurants font des ristournes à ceux qui acceptent de mettre leur téléphone dans une boîte le temps d’un repas.

Cet objet que possèdent neuf Français sur dix aurait-il enterré un certain art de la conversation à la française ? «Le débat entre deux personnes revêt les habits du débat numérique, s’alarme Bertrand Périer, avocat au Conseil d’Etat et coauteur, avec Guillaume Prigent, de Débattre (Flammarion, 2022). Les réseaux ont contaminé nos conversations en renforçant l’invective, le jugement à l’emporte-pièce et le ricanement : tout est tourné en dérision, mais en même temps augmente notre susceptibilité. La deuxième chose, c’est qu’on n’a plus d’autre sujet de conversation que les réseaux sociaux ! fait remarquer le formateur de l’association Eloquentia pour inciter les jeunes à la prise de parole en public. Jusqu’au XVIIe siècle, converser signifiait “vivre ensemble”», professe-t-il.

Si faire passer son smartphone avant les gens qui nous entourent devient une pratique courante, que valent nos conversations numériques ? A priori pas grand-chose, quand on sait que la France est le pays d’Europe qui partage le plus de publications violentes, haineuses ou illicites, selon un rapport commandé par l’Union européenne à X (ex-Twitter) rendu public en novembre. Des sujets récents ont alimenté la machine à clash – qu’on repense au vaccin contre le Covid-19 – mais le 7 octobre semble avoir marqué un tournant.

Qui a appelé au cessez-le-feu à Gaza sans réclamer la libération des otages israéliens ? Qui a demandé la libération des otages sans exiger un cessez-le-feu à Gaza ? Duplicité ? Complicité ? Oubli volontaire ou involontaire ? Une vidéo du New York Times intitulée Pick a side. Pick a side. Pick a side. Now («choisis ton camp. Maintenant») et combinant des vidéos d’anonymes criant que le silence des internautes du camp adverse est «assourdissant» illustre cette nouvelle donne. Les amis virtuels se dénoncent les uns les autres, puis se «suppriment» ou se «bloquent», provoquant des ruptures dans la vie réelle.

Injonctions à prendre position

Face à ces injonctions à prendre position, de nombreuses voix s’élèvent. L’écrivaine et éditrice Juliette Rousseau, saluée pour son ouvrage Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques(Cambourakis, 2018), a partagé un appel au cessez-le-feu sur sa page Instagram le 17 octobre. Le 8 novembre, elle publie un texte expliquant pourquoi elle a «refusé de signer plusieurs tribunes, dont [elle] partageai[t] pourtant toutes les revendications, mais qui étaient sérieusement craignos du point de vue de l’antisémitisme».

Sentant les tensions grandir avec certains amis et camarades de lutte, elle partage son désespoir sur son fil : «Je me dis que les réseaux sociaux sont au débat et au soin de nos liens ce que le train de satellites d’Elon Musk est à la Voie lactée […]. Ils nous séparent toujours plus.» Soutien de la cause palestinienne et «ayant fait famille avec des personnes juives», elle n’a pas supporté l’impossibilité d’exprimer des nuances.

Elle décrit à Libération un état «proche de la paralysie. La volonté d’affichage répond à une pulsion de toute-puissance, ce n’est en aucun cas la preuve d’une intelligence politique. Ceux qui ont les avis les plus tranchés n’ont souvent rien à voir avec le conflit», tacle-t-elle. Même constat pour l’écrivaine Lola Lafon«Nous ne voyons même plus ce qu’il y a d’obscène à parler plus fort que ceux et celles qui vivent un quotidien cauchemardesque, qui sont au cœur du désastre», écrit-elle dans l’une de ses chroniques publiée dans Libé.

Comme beaucoup, Juliette Rousseau prend ses distances, avec l’intuition qu’elle saura retrouver de vraies conversations loin des réseaux. «Ils ont une dimension inquisitrice, poursuit-elle. Ils sont un front avancé du capitalisme dans la destruction des liens.» Ne pas voir le visage de l’autre derrière nos écrans renforcerait, selon David Le Breton, notre tendance à lui prêter de mauvaises intentions : «Toute prise ou non-prise de position est affectée à l’idée que l’autre a des pensées forcément négatives ou hostiles», explique-t-il, dénonçant une «moralisation du lien social».

La journaliste Nesrine Slaoui, 230 000 abonnés sur sa page Instagram, a fait les frais de ces injonctions à prendre position. «Après le tremblement de terre au Maroc, j’ai organisé une récolte de vêtements. Tandis que je postais des photos du tri, je recevais des dizaines d’insultes m’accusant de ne pas parler des inondations en Libye. C’était ahurissant !» explose la Franco-Marocaine. Spécialiste ou non, chacun est sommé de donner son opinion sur tout. Une logique promue au plus haut sommet de l’Etat : en octobre, Gérald Darmanin accusait le footballeur Karim Benzema de «tweeter de manière sélective» après qu’il eut adressé «toutes [ses] prières pour les habitants de Gaza».

Le ministre de l’Intérieur sommait le ballon d’or de «pleurer également» le professeur Dominique Bernard, assassiné le 13 octobre. Encore loin des 76 millions d’abonnés de Benzema, Slaoui écrit que «l’injonction à la réaction faite à des personnalités publiques à chaque drame dans l’actualité est problématique. Aucun d’entre nous, anonyme ou connu, ne peut ni ne doit porter la charge de ce qui nous dépasse».

Prisonniers de l’audience

Face à la peur de se faire réprimander en privé ou dénoncer publiquement, l’heure est à la prudence, voire à la disparition. Même les politiques s’y mettent, à l’instar d’Anne Hidalgo, maire de Paris, qui a acté son retrait de X tout en incitant à la suivre sur ses autres réseaux dont LinkedIn, Instagram et Facebook. Le professeur de sociologie à Sciences-Po Dominique Boullier estime carrément qu’«on devrait interdire aux personnalités publiques d’être sur Twitter».

Après un cyberharcèlement sur la plateforme lors de la sortie de son livre Illégitimes en 2021, de la part «à la fois de l’extrême droite et de militants antiracistes», Nesrine Slaoui prend des anxiolytiques et ferme son compte. Sur Instagram, elle exerce une nouvelle forme de journalisme, mélange de pédagogie, de prise de position féministe et antiraciste et de mise en scène qu’elle se voit parfois reprocher, «parce que les femmes issues de l’immigration sont des cibles de choix».Elle explique que son compte ne lui rapporte pas d’argent et s’agace qu’on l’apparente à une influenceuse.

Dépendants de l’audience, les influenceurs se retrouvent en terre inconnue quand il faut prendre position : «Pour ces personnes, devenues des leaders et qui ont une réputation à gérer, il est extrêmement sensible de jouer ce rôle continuellement, affirme Dominique Boullier. Ils ont créé une attente dont ils sont prisonniers. Pour exister, ils n’ont pas le choix que de partager des contenus clivants, car la réaction est devenue la condition pour garder le soutien des marques», explique à Libé l’auteur de Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux (le Passeur, 2020).

Il distingue trois sphères sur les réseaux : «La sphère marchande des marques, celle du show-biz, et celle du débat public.» Pour Boullier, le problème majeur est qu’«on a calqué les comportements de la troisième sur la deuxième, puis sur la première. Qu’on le veuille ou non, tout le monde finit par être embarqué. Dans cette logique de réactivité, vous avez une chance sur deux de vous tromper. Et avec le développement de l’intelligence artificielle, ça va être un carnage», alerte le sociologue.

Dépression

«Tous les influenceurs sont en dépression ! généralise à dessein Vanessa Lalo, psychologue clinicienne spécialiste du numérique. Ceux qui me consultent sont épuisés par la course à l’audience. Comme les algorithmes changent souvent les règles, ils n’ont pas la main sur leur outil de travail», développe-t-elle. Mais le commun des mortels n’échappe pas non plus aux «phénomènes de mode numérique», qui reposent sur le mimétisme social : «Si vous voyez dans votre fil le même post publié par treize personnes qui pensent comme vous, vous vous sentez con de ne pas l’avoir partagé», résume Lalo. La psy, suivie par 15 000 personnes sur X, reconnaît être elle-même soumise à ce type de stress.

«Mais il ne faut pas oublier tous les gens qui en ont rien à foutre des réseaux ! s’agace Juliette Rousseau, repartie vivre dans sa Bretagne natale après avoir été porte-parole de la coalition Climat 21 en 2015Il y a un miroir déformant de classe sur les réseaux.» L’injonction à la prise de position serait réservée aux personnes dont la parole a un certain poids, et donc un pouvoir réel ou fantasmé. «Toute une partie des réseaux continuent à vivre du gag du gars qui tombe à l’eau… rappelle Dominique Boullier. Des quantités de comptes se moquent d’Israël et de la Palestine. Ils continuent de vivre dans les stimuli de présentation de soi.»

Vanessa Lalo défend de son côté le numérique dont nous saurions de mieux en mieux gérer les bénéfices et les risques : «Grâce aux réseaux, des personnes sortent de l’isolement, trouvent du soutien à travers des communautés. Cela a des effets positifs en termes de santé mentale ! Mais une même personne peut souffrir des réseaux, car elle y passe trop de temps. Mon travail de psy est d’essayer de comprendre quels bénéfices secondaires elle en retire.»

Pour sortir de la binarité du pour-contre, les comptes influents ont leurs stratagèmes. Nesrine Slaoui explique à Libé qu’elle s’efforce de suivre des comptes dont elle ne partage pas les opinions pour faire bugger l’algorithme. Elle encourage même ses followers sur Insta à s’éloigner des réseaux : «Il y a d’autres formes d’engagement : manifester, faire des dons ou encore lire et s’informer sur la durée», écrit-elle.

De son côté Juliette Rousseau fait remarquer que «jusqu’à preuve du contraire, les réseaux n’ont fait qu’accompagner la montée de l’extrême droite dans le monde, pas la gauche ou l’extrême gauche»… Dans son cri du cœur sur Instagram, elle demandait : «Le fascisme, quand il arrive, ressemble-t-il à une incapacité de prendre soin de nos divergences ?»

Résistances

Dans cette équation complexe, les médias cherchent à tirer leur épingle du jeu. Sibyle Veil, la patronne de Radio France, publiait à l’automne Au commencent était l’écoute (l’Observatoire), un essai dans lequel elle déplore que «les algorithmes ne mettent pas en valeur les sujets intéressants. C’est ce que j’appelle la “société du défouloir”», explique-t-elle à Libé. Pour contrer cela, Sibyle Veil, comme les autres patrons de presse, marche sur des œufs : «On est en train de mener cette réflexion.»

Pas question, en tout cas, de déserter les réseaux, plateformes essentielles de diffusion des contenus médiatiques. Pour elle, «les équipes de Radio France luttent contre la désinformation sur X. Nous ne participons pas à l’effet de contagion puisque nous ne suivons pas les tendances». La radio publique, comme Libération ou le Monde, poste néanmoins les petites phrases qui claquent dans l’espoir de créer du buzz en étant reprises sur les différents réseaux.

A la télé, des bulles de résistance mettent le débat au centre. Sur France 5, l’émission C ce soir en a fait sa marque de fabrique. Mais une fois de retour sur leurs réseaux, certains invités de l’émission ne résistent pas à l’envie de se clasher de nouveau.

Le spécialiste de l’art oratoire Bertrand Périer déplore que «seuls les sentiments d’excès y soient valorisés. Ce qui révèle du consensus, de l’honnêteté et du respect à l’autre condamne votre message. Dans les concours d’éloquence, on réapprend la controverse dans ce qu’elle a de sain et d’informé». D’abord pratique de niche pour aider les jeunes de milieux populaires à utiliser le langage en apprenant à défendre une position, elle s’est popularisée jusqu’à se tailler une place en prime-time sur France 2 en 2019 avec le Grand Oral. Mais la dernière édition remonte à 2021. Fin du débat ?


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