dimanche 14 janvier 2024

L’inceste fortuit, rarissime mais aussi problématique

par Agnès Giard  publié le 13 janvier 2024

Il existe un cas d’inceste sur lequel le législateur n’a pas forcément prise : celui des personnes issues du même donneur de sperme. L’anthropologue Anaïs Martin étudie cette question dans le dernier numéro de la revue «Monde commun».

Julia est la fille d’un médecin, spécialiste de la procréation médicalement assistée (PMA). A sa mort, il confesse avoir utilisé son propre sperme pour inséminer des patientes. Julia découvre qu’elle a 100 demi-frères et sœurs parmi lesquels… Sam, un de ses anciens amants. «J’ai accidentellement couché avec mon frère !» Ainsi commence le premier épisode de la série australienne Sisters (2018), une comédie purement fictive… basée sur des inquiétudes réelles. Comment faire pour éviter des unions fortuites entre personnes issues du même don, alors que la loi garantit l’anonymat du donneur ? Dans le numéro «Inceste(s)» de la revue Monde commun (PUF, janvier 2024), l’anthropologue Anaïs Martin mène l’enquête : les personnes conçues par don se sentent-elles en danger ? Si oui, quelles sont les solutions pour juguler le risque d’une «relation incestueuse» accidentelle ?

«Peu probable statistiquement»

Entre 2015 et 2019, Anaïs Martin rencontre 63 hommes et femmes adultes conçus par don de sperme en France et en Angleterre afin de comprendre comment ces personnes ont appris d’où elles venaient, avec quelles conséquences sur leur vie – amoureuse, entre autres. Ont-elles peur d’une union consanguine ? Interviewée par Libération, la chercheuse tempère : «Le sujet semble très impressionnant, il ne représente cependant qu’une infime partie de ce que les personnes conçues par don disent de leur histoire. De fait, la question de l’inceste occupe seulement 7 pages de ma thèse… qui en fait 558 !» La majorité des personnes qui participent à l’enquête n’éprouvent en effet pas de crainte à titre personnel. Elles se sentent peu concernées.

Dans la plupart des entretiens, c’est Anaïs Martin qui aborde le sujet. Certains de ses interlocuteurs, hommes et femmes, semblent ne pas même y penser. «Ce serait peu probable statistiquement», affirme une nommée Jill. La loi a fait en sorte de limiter les risques. Depuis 1990, en Grande Bretagne, l’usage des dons d’un même individu est limité à dix familles. Depuis 1994, en France, l’usage des dons est limité à cinq naissances viables, chiffre relevé à dix en 2004. «La mise à distance du “risque de consanguinité” n’épuise cependant pas la problématique soulevée par les potentielles unions fortuites entre personnes issues du même don», souligne la chercheuse qui cite le cas, en 2010, d’un recours en justice d’Audrey Kermalvezen pour obtenir l’identité de son «géniteur».

«Aucun moyen ni de connaître le nombre de personnes conçues grâce à un même donneur »

Audrey Kermalvezen souhaite vérifier que son conjoint, lui aussi conçu par don, ne partage pas le même donneur. Elle n’obtient pas gain de cause. Après un pourvoi en appel, le Conseil d’Etat déboute définitivement sa requête en 2015, tout en admettant qu’il s’agit d’un motif légitime pour obtenir des informations limitées sur le donneur par l’intermédiaire d’un médecin au titre de la «nécessité thérapeutique» prévue par les lois relatives à la bioéthique. Le mariage avec un demi-frère (ou une demi-sœur) est en effet interdit par l’article 161 du code civil. Mais celui-ci ne prévoit rien dans le cas où un tel mariage serait accompli entre personnes ayant un donneur commun. Dès lors, comment faire ? Même s’il était proche du zéro (ce qui reste à prouver), le risque existe. «Avant l’entrée en vigueur des lois française et britannique, il n’y avait pas de limites légales à l’utilisation des dons, explique Anaïs Martin dans son article pourMonde communEn France, même après 1994, l’absence d’un registre national répertoriant les dons fait craindre l’existence de “serial donneurs” opérant dans différents centres sans faire état des dons qu’ils ont faits antérieurement.» La loi repose sur du déclaratif. Que faire si un donneur triche ?

La chercheuse mentionne l’existence de «groupes conséquents» de personnes conçues grâce au même donneur de sperme. Les dons étant anonymes, restant secrets, «il n’y a aucun moyen ni de connaître le nombre de personnes qui ont été conçues grâce à un même donneur ni de savoir, parmi celles-ci, combien et quand elles se manifesteront sur les bases de données des tests ADN commerciaux ou via les registres officiels nationaux – créés à la suite de l’ouverture de l’accès à l’identité des donneurs en avril 2005 au Royaume-Uni et en septembre 2022 en France». Face à la pénurie d’informations, les personnes conçues par don n’ont d’autre choix qu’élaborer leurs propres stratégies. Certaines choisissent des partenaires aux origines géographiques ou à l’apparence physique très éloignée de la leur.

La peur est-elle fondée ?

Une autre solution est le recours aux analyses génétiques. Sur Internet, de nombreuses officines proposent de comparer les ADN. Mais ces tests sont interdits en France (article 226-28-1 du code pénal). Mieux vaut opter pour des solutions légales et plus simples. Poser la question, par exemple : «J’ai été conçu·e par don de sperme, et toi ?» Certaines personnes prennent ainsi les devants. Ce qui peut déstabiliser. Eloïse, une des interlocutrices citées par l’anthropologue, raconte : «Les Centres d’études et de conservation des œufs et du sperme [Cecos, chargés de recueillir et attribuer les gamètes en vue d’un don, ndlr] ne communiquent pas entre eux donc si le mec veut aller dans tous les Cecos de la France entière, il a le droit de faire ça et ça, ça m’inquiète un peu. La mère d’un ex-copain m’avait prise pour une cinglée parce que je lui avais demandé si elle avait fait son fils par don de sperme ou pas. Et je lui avais dit : “Non, je suis désolée, c’est juste que moi je suis née par don de sperme et ça me fait peur.”»

La peur est-elle fondée ? En l’absence de données, Anaïs Martin se montre prudente. Le pourcentage de risque est difficile à calculer. Certains prétendent qu’il est faible. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale en 2010, le député et ex-ministre de la Santé Jean-François Mattéi déclare que les cas d’inceste fortuit causés par des adultères sont probablement bien plus élevés que ceux causés par le don anonyme de sperme… Ce qu’il soutient sans donnée chiffrée. Et pour cause. Comment savoir qui est réellement votre géniteur ? Votre mère seule le sait.

Une zone marginale du droit

La possibilité d’une union accidentelle avec un demi-frère ou une demi-sœur ne concerne pas que les personnes conçues par don. Mais dans leur cas précis, l’anonymat du donneur contribue à créer une zone de flou conceptuelle concernant la nature même de l’interdit sexuel. Le mot «inceste» semble lui-même inadéquat : «inceste» engage l’idée d’une faute liée à un tabou dont les formes varient selon l’époque et la société, or ce tabou s’applique-t-il à des personnes qui ont grandi dans des familles différentes, qui se sont rencontrées par hasard et qui ignoraient tout du lien secret entre elles ? Pour beaucoup de personnes conçues par don, la question qui se pose est la suivante : que faire si jamais elles découvrent un lien biologique avec leur bien-aimé·e ? Rompre par respect des conventions morales ?

«La perspective de telles relations interroge les règles de l’alliance»,résume Anaïs Martin. L’inceste n’étant réprimé en France que dans le cadre de violences sexuelles, il n’est pas illégal de s’aimer entre (demi)-frère et (demi)-sœur adultes et consentants. La loi elle-même ne prévoit aucune sanction, ni aucune action si un couple marié découvre le pot aux roses.


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