lundi 22 janvier 2024

Edgar Morin : « Le progrès des connaissances a suscité une régression de la pensée »


 




Publié le 22 janvier 2024

Multiplication des guerres, réchauffement climatique, essor des régimes autoritaires : le monde court au désastre, mais il nous faut résister à la haine, estime, dans une tribune au « Monde », le sociologue et philosophe.

S’il est minuit dans le siècle : lorsque Victor Serge a publié le livre qui porte ce titre, en 1939, année du pacte germano-soviétique et du dépeçage de la Pologne, il était effectivement minuit et une nuit irrévocable allait s’épaissir et se prolonger pendant cinq ans.

N’est-il pas minuit dans notre siècle ? Deux guerres sont en cours. Celle d’Ukraine a déjà mobilisé l’aide économique et militaire d’une partie du monde, avec une radicalisation et un risque d’élargissement du conflit. La Russie n’est pas parvenue à annexer l’Ukraine, mais elle se maintient dans les régions antérieurement séparatistes russophones. Le blocus l’a partiellement affaiblie, mais il a aussi stimulé son développement scientifique et technique, notamment dans le domaine militaire. Cette guerre a déjà des conséquences considérables : l’autonomisation diversement avancée du Sud par rapport à l’Occident et le resserrement d’un bloc Russie-Chine.

Un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Proche-Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023, suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza. Ces carnages, accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes, ont réveillé la question palestinienne endormie. Ils ont montré à la fois l’urgence, la nécessité et l’impossibilité d’une décolonisation de ce qui reste de la Palestine arabe et de la création d’un Etat palestinien.

Comme nulle pression n’est, ni ne sera, exercée sur Israël pour arriver à une solution à deux pays, on ne peut prévoir qu’une aggravation, voire un élargissement de ce terrible conflit. C’est une leçon tragique de l’histoire : les descendants d’un peuple persécuté pendant des siècles par l’Occident chrétien, puis raciste, peuvent devenir à la fois les persécuteurs et le bastion avancé de l’Occident dans le monde arabe.

La pensée est devenue aveugle

Ces guerres aggravent la conjonction de crises qui frappent les nations, entretenues par l’antagonisme virulent entre trois empires : les Etats-Unis, la Russie et la Chine. Les crises s’entretiennent les unes les autres dans une sorte de polycrise écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle qui va s’amplifiant.

La dégradation écologique affecte les sociétés humaines par leurs pollutions urbaines et rurales, aggravées par l’agriculture industrielle. L’hégémonie d’un profit incontrôlé (cause majeure de la crise écologique) accroît les inégalités dans chaque nation et sur toute la planète. Les qualités de notre civilisation se sont dégradées et ses carences se sont accrues, notamment dans le développement des égoïsmes et la disparition des solidarités traditionnelles.

La démocratie est en crise sur tous les continents : elle se voit de plus en plus remplacée par des régimes autoritaires, qui, en disposant des moyens de contrôle informatique sur les populations et les individus, tendent à former des sociétés de soumission qu’on pourrait appeler néototalitaires. La mondialisation n’a créé aucune solidarité et les Nations unies sont de plus en plus désunies.

Cette situation paradoxale s’insère dans un paradoxe global propre à l’humanité. Le progrès scientifique technique qui se développe de façon prodigieuse dans tous les domaines est la cause des pires régressions de notre siècle. C’est lui qui a permis l’organisation scientifique du camp d’extermination d’Auschwitz ; c’est lui qui a permis la conception et la fabrication des armes les plus destructrices, jusqu’à la première bombe atomique ; c’est lui qui rend les guerres de plus en plus meurtrières ; c’est lui qui, animé par la soif du profit, a créé la crise écologique de la planète.

Notons – ce qui est difficile à concevoir – que le progrès des connaissances, en les multipliant et en les séparant par des barrières disciplinaires, a suscité une régression de la pensée, devenue aveugle. Lié à une domination du calcul dans un monde de plus en plus technocratique, le progrès des connaissances est incapable de concevoir la complexité du réel et notamment des réalités humaines. Ce qui entraîne un retour des dogmatismes et des fanatismes, ainsi qu’une crise de la moralité dans le déferlement des haines et des idolâtries.

L’absence d’espoir

Nous allons vers de probables catastrophes. Est-ce du catastrophisme ? Ce mot exorcise le mal et donne une sérénité illusoire. La polycrise que nous vivons sur toute la planète est une crise anthropologique : c’est la crise de l’humanité qui n’arrive pas à devenir Humanité.

Il fut un temps – pas si lointain – où l’on pouvait envisager un changement de voie. Il semble que ce soit trop tard. Certes, l’improbable et surtout l’imprévu peuvent advenir. Nous ne savons pas si la situation mondiale est seulement désespérante ou vraiment désespérée. Cela signifie qu’il faut, avec ou sans espérance, avec ou sans désespérance, passer à la Résistance. Le mot évoque irrésistiblement la résistance des années d’occupation (1940-1945), dont les débuts, du reste très modestes, furent rendus difficiles par l’absence d’un espoir prévisible après la défaite de 1940.

L’absence d’espoir prévisible est semblable de nos jours, mais les conditions sont différentes. Nous ne sommes pas actuellement sous une occupation militaire ennemie : nous sommes dominés par de formidables puissances politiques et économiques et menacés par l’instauration d’une société de soumission. Nous sommes condamnés à subir la lutte entre deux géants impérialistes et l’éventuelle irruption guerrière du troisième. Nous sommes entraînés dans une course vers le désastre.

Fraternité, vie et amour

La première et fondamentale résistance est celle de l’esprit. Elle nécessite de résister à l’intimidation de tout mensonge asséné comme vérité, à la contagion de toute ivresse collective. Elle nécessite de ne jamais céder au délire de la responsabilité collective d’un peuple ou d’une ethnie. Elle exige de résister à la haine et au mépris. Elle prescrit le souci de comprendre la complexité des problèmes et des phénomènes plutôt que de céder à une vision partielle ou unilatérale. Elle requiert la recherche, la vérification des informations et l’acceptation des incertitudes.

La résistance comporterait aussi la sauvegarde ou la création d’oasis de communautés dotées d’autonomie relative (agroécologique) et de réseaux d’économie sociale et solidaire. La résistance supposerait aussi la coordination des associations vouées aux solidarités et au refus des haines. La résistance préparerait les jeunes générations à penser et à agir pour les forces d’union de fraternité, de vie et d’amour que nous pouvons concevoir sous le nom d’Eros, contre les forces de dislocation, de désintégration, de conflit et de mort que nous pouvons concevoir sous les noms de Polemos et Thanatos.

C’est l’union, au sein de nos êtres, des puissances de l’Eros et de celles de l’esprit éveillé et responsable qui nourrira notre résistance aux asservissements, aux ignominies et aux mensonges. Les tunnels ne sont pas interminables, le probable n’est pas le certain, l’inattendu est toujours possible.

Edgar Morin est sociologue et philosophe. Son dernier livre, « Encore un moment… » (Denoël), a été publié en 2023.

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