dimanche 14 janvier 2024

Après un congé maternité, le difficile retour au travail : « Mais c’est aujourd’hui que tu rentres ? »

Par    Publié le 13 janvier 2024

Entre le stress de laisser son enfant, la gestion d’une nouvelle organisation et l’impréparation parfois de l’employeur, reprendre sa place demeure encore un moment délicat pour la mère, malgré certains progrès sur la prise en compte de la maternité dans l’univers professionnel.

Un bébé joufflu, emmitouflé dans les premières couches de l’automne, tète le sein de Léa (à la demande des témoins, tous les prénoms ont été modifiés), employée d’une petite entreprise du secteur de la culture. Le vacarme du percolateur qui fait hausser le ton des clients de ce café du 18e arrondissement de Paris semble bercer l’enfant. Celle-ci a 2 mois, et bientôt commencera l’adaptation à la crèche pour que sa mère reprenne le chemin du travail. Dans ces derniers instants collées-serrées, Léa pense à cette future rentrée, une légère appréhension au creux du ventre.

Elle se souvient de la première fois qu’elle a vécu ça, pour sa fille aînée, Nora. A l’époque, elle sort d’un congé maternité dans le cocon d’un appartement aux murs bleu clair où le soleil perce tous les après-midi. Le retour s’annonce doux : de l’annonce de sa grossesse à son départ, en passant par les mois loin du bureau, tout s’est très bien passé avec son employeur. Sa direction lui avait demandé si elle souhaitait être mise au courant de l’évolution du service commercial pendant son absence, elle avait dit oui, sans être tenue à quoi que ce soit. « J’ai apprécié qu’on me le propose, qu’on me fasse sentir que j’étais une personne centrale de cette petite entreprise. »

Quelques semaines avant la date de sa reprise du travail, on lui a proposé de participer à une réunion où lui a été offerte une promotion : le poste de directrice commerciale était pour elle, si elle le voulait. Elle a accepté, reconnaissante que sa maternité ne soit pas un obstacle dans sa vie professionnelle. « J’ai eu de la chance qu’on me fasse confiance, que personne n’estime que j’allais être moins capable de faire les choses parce que j’étais devenue maman », insiste Léa.

 
« Avoir un enfant n’est pas compatible avec le fait de briller professionnellement, même dans une entreprise ouverte d’esprit », témoigne Louise, 31 ans, commerciale dans le secteur numérique. 

Pour elle, la suite est sur le même ton. L’entreprise est bienveillante en tous points. Mais, à l’évocation de son jour de reprise, Léa se souvient malgré tout d’un moment difficile. C’est un lundi de novembre, alors que le second confinement vient de sonner. Elle se retrouve seule chez elle, dans le même décor où elle a passé deux mois à bercer son nouveau-né, assise à la table de la salle à manger, avec un ordi sous les yeux et un tire-lait ventousé à la poitrine. « Mais qu’est-ce que je fous là ? », se répète-t-elle, en boucle, le regard embué de larmes qu’elle ne parvient pas à maintenir sur l’onglet « e-mails non lus ».

« Je me suis sentie transparente »

Même dans le meilleur des scénarios, revenir au travail est marqué par ce bouleversement intime : passer l’essentiel de sa journée sans cet être qu’on n’a pas quitté plus de quelques heures depuis sa naissance. Couper le cordon une seconde fois, avec l’impression de « trahir ce si petit bébé, encore un animal sans défense », illustre Léa. Une culpabilité qui transparaît aussi dans les mots d’Elsa, 38 ans, employée et maman de deux jeunes enfants. « Quand tu laisses ton bébé, tu entres dans un premier mouvement de séparation symbolique : tu passes le relais », dit-elle avec nostalgie au téléphone.

 

Pour de nombreuses femmes, la réalité du retour est plus abrupte encore. Aux freins émotionnels s’ajoutent des freins physiques. Un corps qui n’a pas eu le temps de se remettre de l’accouchement, des nuits encore hachées, un bébé malade…

Elsa continue : « Pour mon deuxième enfant, ça a été horrible. Il pleurait vingt-deux heures sur vingt-quatre. J’étais au bout de ma vie, mon mari frôlait la dépression. On a mis plus de quatre mois à découvrir qu’il avait un reflux gastro-œsophagien. Je ne me suis jamais reposée, je n’ai jamais fait de sieste, je sautais des repas. » Après ces mois chamboulés, son retour devant l’ordinateur se fait sur les rotules. En face, les gens la regardent « avec l’air de dire : ben ça va, tu étais chez toi à t’occuper des enfants ! ».

Associer le congé maternité à des vacances, voilà qui hérisse le poil de Thi Nhu An Pham, dont le livre La Reprise (Payot, 2023) est consacré au retour au travail des femmes. « Cette perception populaire minimise les difficultés, voire les souffrances des mères. On considère la reprise comme un automatisme, ce qui empêche de la voir comme une période à enjeu », note-t-elle. Souvent encore, ce retour se fait dans de mauvaises conditions, allant de l’impréparation de l’employeur et des collègues à un refus total d’ouvrir les yeux sur cette nouvelle réalité de parent.

« Mais c’est aujourd’hui que tu rentres ? » sont parmi les premiers mots qu’entend Elsa à son retour au bureau. Dépitée, elle a l’impression tenace qu’elle n’était pas attendue. Impression confirmée par une série de mesures prises en son absence, qui changent radicalement son rôle au sein du service. Sa remplaçante, de quinze ans sa cadette, est gardée en CDI, réduisant le champ d’action d’Elsa : « Comme tu n’étais pas là, on n’a pas pensé que ça puisse poser problème », lui rétorque-t-on. « Je me suis sentie transparente, oubliée », dit-elle.

« Mais c’est aujourd’hui que tu rentres ? » sont parmi les premiers mots qu’entend Elsa à son retour au bureau. Dépitée, elle a l’impression tenace qu’elle n’était pas attendue. Impression confirmée par une série de mesures prises en son absence, qui changent radicalement son rôle au sein du service. Sa remplaçante, de quinze ans sa cadette, est gardée en CDI, réduisant le champ d’action d’Elsa : « Comme tu n’étais pas là, on n’a pas pensé que ça puisse poser problème », lui rétorque-t-on. « Je me suis sentie transparente, oubliée », dit-elle.

« Culpabilisant »

Un retour raté n’a rien d’anodin, il peut constituer une « blessure identitaire », soutient l’autrice de La Reprise.« Rappelons qu’avoir un enfant demande aux femmes de construire une nouvelle identité, celle de mère. L’arrivée d’un bébé aspire tout. Au retour au travail, on leur demande de déplacer le curseur et de retrouver leur identité professionnelle », souligne Thi Nhu An Pham, qui détaille la liste des injonctions contradictoires faites aux femmes : être une bonne mère, prendre soin du foyer, être une employée disponible. Le tout en vingt-quatre heures. Si l’on n’a plus l’impression de pouvoir se « raccrocher » à l’équilibre qu’on connaissait dans la sphère professionnelle, c’est l’identité sociale qui vole en éclats.

« Il n’y a que dans les boîtes à l’ancienne qu’on te met au placard parce que tu as eu un enfant », ironisait Louise, 31 ans, avant son retour de congé maternité. Exceller sur le terrain professionnel est un mantra pour cette commerciale du secteur numérique.

Quand elle reprend son activité, son fils, Max, a 4 mois. Jusqu’à son premier anniversaire, elle a droit à un temps partiel à quatre cinquièmes et à un salaire maintenu à 100 %. Ici, on est « bienveillant » en matière de parentalité.

Bien vite, le discours de Louise se teinte pourtant d’amertume : « Je me suis pris une claque. » Sa manageuse commence par lui dire « je ne pensais pas que tu reviendrais si tôt », qui se transforme en « tu es revenue trop tôt » dès que l’enfant tombe malade, même si elle continue de travailler. « C’est culpabilisant. Et la solution en face, c’est quoi ? Avoir 422 euros de la CAF [Caisse d’allocations familiales] pour un congé parental alors que ma crèche m’en coûte 1 200 par mois ? »

Un tire-lait électrique. Selon le code du travail, les entreprises de plus de cent salariés sont tenues de mettre à disposition un local pour l’allaitement. 

L’avantage du vendredi à la maison se transforme « en piège » : « Ce quatre-cinquièmes m’a lésée, on me fait comprendre qu’on ne donne pas les gros comptes clients à quelqu’un qui n’est pas là tous les jours. » En réponse à sa frustration, on lui conseille de « profiter de ce moment, de prendre du temps avec son bébé ». Max approche aujourd’hui de son premier anniversaire, et Louise résume : « Je me dis qu’avoir un enfant n’est pas compatible avec le fait de briller professionnellement, même dans une entreprise ouverte d’esprit. » Un sentiment fréquemment ravivé par des remarques de ses collègues, sous couvert d’humour, lorsqu’elle éteint son ordinateur un peu plus tôt pour aller le chercher à la crèche : « Ah, c’est ça être maman, moi aussi je vais faire des enfants ! »

Si l’on en croit des chiffres publiés par l’Institut national d’études démographiques (INED), en 2020, « être maman », c’est surtout voir son salaire s’effondrer : pour le premier enfant, le revenu des femmes connaît une chute relative de 40 % l’année de la naissance (en incluant le congé maternité), et une pénalité durable de l’ordre de 30 % ensuite. En cause, trois composantes : interruption de carrière, réduction durable des heures rémunérées et pénalisation en salaire horaire. Et plus le salaire des femmes est bas au départ, plus la pénalisation est sévère, souligne le rapport de l’INED « Les maternités : principal frein à l’égalité professionnelle en France », qui met en perspective la situation des pères, pour lesquels l’impact salarial est nul à l’arrivée du premier bébé.

Cette entrave à la carrière, 50 % des femmes en témoignent dans un sondage paru en 2019, mené auprès de 37 000 salariés par le Conseil supérieur de l’égalité entre les femmes et les hommes et l’Institut BVA, dans dix grandes entreprises ; et 77 % des mères et 68 % des pères jugent que le sujet est insuffisamment pris en compte dans l’organisation du temps et du lieu de travail. Le meilleur score est décerné aux remarques sexistes que 80 % des employées témoignent avoir entendues.

« Démissionne ! »

« Tu es enceinte, pas malade ! Ça va, ton bébé ne va pas se décrocher parce que tu portes des housses ! » Sophia, commerciale dans la mode dans l’ouest de la France, fait partie de celles qui ont été discriminées du fait de leur grossesse. Quand elle tombe enceinte de son fils, à 29 ans, la nouvelle n’est pas bien accueillie, ni par ses collègues ni par ses employeurs, qui affichent une mine déconfite : « Mais ce n’était pas prévu ! Comment on va faire ? » Les premiers temps, elle tient, encaisse le rythme de travail effréné à parcourir la région. A quatre mois de grossesse, elle fait un burn-out et la gynécologue dit stop. S’ensuit un arrêt-maladie, auquel succède son congé maternité.

Sophia accouche d’un bébé en bonne santé, et vient le présenter dans cette entreprise où elle espère reprendre ses marques : « Ils ont continué à travailler comme si je n’étais pas là. Ils m’ont demandé : “Tu reviens quand ? Tu vas faire comment ?” » A sa requête d’aménager les conditions de travail pour son retour, on n’a qu’un mot à lui rétorquer : « Démissionne ! » Au terme de négociations qui ne donnent rien et se muent en harcèlement, Sophia finit par céder à leur injonction. « J’avais matière à les emmener aux prud’hommes mais ça m’a tellement détruite. J’étais complètement déboussolée. »

Parfois, il n’y a pas de reprise possible. C’est aussi la réalité de Marion, 32 ans, employée aux ressources humaines d’une entreprise basée à Paris. A la question de savoir pourquoi les femmes ne montent pas au créneau lorsqu’elles sont discriminées à leur retour au travail, elle répond franchement : « A ce moment-là, tu n’as pas envie de mener ce genre de combat, ton enfant a plus besoin de toi, tu lâches l’affaire. » Pendant son congé maternité, son entreprise connaît des heures difficiles et décide de se détacher des gros salaires. Elle ne fait pas partie de ceux à qui on peut dire « tu pars », car la loi française protège du licenciement les femmes en congé maternité. Alors on lui propose un nouveau contrat, diminuant son champ d’action et son salaire, qu’elle refuse. Après des mois d’échanges juridiques pénibles, elle obtient une rupture conventionnelle et un chèque qui signent son départ.

Matériel pour tirer et conserver son lait. 

Là encore, le mot « bienveillant » sort de la bouche de Marion – en dépit des circonstances – pour décrire cette entreprise à l’égard de la parentalité. Ou qui du moins tente de l’être : un livret récapitulatif des démarches est distribué aux futurs parents, le salaire est maintenu à 100 %, on peut demander un temps de travail à 80 % à son retour, quelques berceaux en crèche sont disponibles… Mais la réalité ne colle pas tout à fait à l’offre : les places en crèche coûtent très cher à l’entreprise, et tout le monde le sait. Comment oser solliciter le 80 %, dans le contexte d’une « boîte qui ne fait que grossir, où l’on ne compte pas ses heures, sans avoir l’impression de demander une faveur » ?

Séminaire de « transition »

« Le monde de la start-up est un milieu de performance », reconnaît Juliette Raimbault, directrice des ressources humaines France de la mutuelle Alan. Mais, pour elle, on ne peut pas recruter sans prendre en compte cet événement qui fait simplement partie de la vie.

Et quand l’employé revient de ce congé – ici on parle de « parent 1 » et de « parent 2 » –, il faut « le voir presque comme un nouvel arrivant ». Le premier ingrédient du retour doit être d’accorder du temps. Outre les salles d’allaitement, l’accès à un réseau de crèches, les congés enfant malade illimités, est mis en place un « processus de réintégration qui passe par deux semaines de réhabituation à l’environnement de travail, permettant à l’employé de se remettre en selle, même s’il n’a aucune dette envers l’entreprise ».

Dans les grosses structures aussi, la réflexion évolue : chez L’Oréal, on propose aux parents un entretien un mois avant leur retour, un accès à un séminaire de « transition » pour la reprise du travail après cet événement, un congé pour le coparent de huit semaines rémunérées à 100 %. Des « cafés parentalité » sont mis en place, comme un « nouvel espace d’échanges pour les jeunes mamans et les jeunes papas, au sein duquel ils peuvent partager leur expérience, et être solidaires dans la recherche de solutions », explique Emmanuelle Lièvremont-Janicot, directrice santé et qualité de vie au travail du groupe. « Surtout, le retour n’est pas que l’affaire de ceux qui rentrent, c’est aussi un sujet abordé lors de formations managériales », note-t-elle.

« La salle d’allaitement, c’est bien. Mais pour partir plus tôt le soir et voir son bébé, c’est à son manageur qu’on s’adresse », abonde Amandine Gicquel, coach spécialisée dans l’aide aux femmes qui reviennent de congé maternité. Encore bien souvent, on leur fait comprendre : « C’est bon, tu es revenue, on ne va pas faire une transition pendant six mois », constate-t-elle. Oubliant par là même que ces dernières ont vécu une onde de choc tant familiale, intime, organisationnelle, économique… que professionnelle.

« Une femme qui revient de congé maternité n’est plus la même que celle qui est partie, il faut sensibiliser les manageurs à cette réalité. Ce n’est pas à la femme de vivre son retour dans son coin, il est temps de prendre conscience que l’impact est collectif. » Comme Juliette Raimbault, Amandine Gicquel insiste : pour fidéliser, avoir des employés investis, c’est à l’entreprise de donner en premier.


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