jeudi 11 janvier 2024

« Aliénés », d’Anatole Le Bras : à hauteur d’internés

Par  (Historien et collaborateur du « Monde des livres »)

Publié le 07 janvier 2024

Une histoire sociale de la folie au XIXᵉ siècle, au plus près de ce que l’asile psychiatrique fait aux patients et à leurs familles.

Un malade mental. Gravure extraite de « La Nature et l’homme », de Rengade (1881). 

« Aliénés. Une histoire sociale de la folie au XIXe siècle », d’Anatole Le Bras, CNRS Editions, 400 p.

Entre 1838, année de la loi qui imposa l’ouverture d’un asile d’aliénés par département, et 1914, le nombre d’internés connut en France une augmentation considérable, de 10 000 à 70 000. Au cours de ces décennies, un très grand nombre de ­personnes furent donc concernées et, autour d’elles, leurs familles, leurs proches, mais aussi des voisins connaissant leur situation et les autorités, qui durent intervenir à un moment ou un autre de la décision de placement dans ces ­établissements.

C’est dire combien la « folie » – du moins toute forme d’altération mentale pouvant entraîner un internement – mérite d’être étudiée dans ses formes les plus ordinaires afin de pouvoir dépeindre ce que l’historien Anatole Le Bras appelle en une jolie formule « la condition aliénée » au XIXe siècle. Non pas une histoire des cas limites, mais celle de la banalité du séjour dans un asile ; non pas celle de malades, mais d’êtres sociaux qui continuaient d’entretenir des liens avec leur environnement antérieur : tel est l’objet d’Aliénés, écrit à hauteur d’individus, ou plutôt au point de rencontre mouvant entre ces individus, leurs familles et l’institution asilaire.

L’un des apports principaux de cette « histoire sociale de la folie au XIXe siècle » consiste à mettre en lumière l’acculturation progressive de la société française au dispositif de prise en charge par l’Etat de personnes présentant des troubles mentaux. L’ouvrage s’ouvre en quelque sorte par son envers : quelques dizaines de cas de séquestrations de pauvres ­hères ligotés par leurs familles. Dans ce contexte, la loi de 1838 fut une loi de mise en ordre de la société comme il y en eut tant d’autres en ce siècle de police, mais elle rejoignit aussi l’intérêt des ­familles, quand elles se souciaient des soins prodigués à l’un de leurs membres ou se débarrassaient à bon compte d’une sœur ou d’un fils encombrants.

L’enjeu représenté par l’internement

Une grande partie de la documentation utilisée par Anatole Le Bras résulte des échanges noués autour de l’enjeu représenté par l’internement : débats de conseils généraux sur le coût des asiles, rapports de médecins justifiant le maintien ou la fin de la prise en charge des patients, échanges avec des familles sur la hauteur de leur participation financière aux soins ou sur l’état de santé de leur proche. Ces bouts de vie produisent des monceaux d’archives, dont de troublants écrits d’internés.

Car, dans une démarche aujourd’hui établie de retour au patient, l’auteur s’intéresse surtout à ce que la « capture institutionnelle » dans l’asile fait à celles et ceux qui en sont l’objet. Grâce à une base de données comprenant des centaines d’individus accueillis dans deux établissements du Finistère et un asile de la région parisienne, il est en mesure de ­décrire avec précision les origines socioprofessionnelles des patients, les affections diagnostiquées – parmi lesquelles le « délire religieux », fréquent dans la très catholique Bretagne –, ainsi que leurs trajectoires dans ces institutions. Elles n’avaient souvent pas d’autre fin que la mort, puisque plus de la moitié des internés ne sont jamais sortis.

L’ouvrage comprend des points aveugles – on aurait aimé en savoir davantage sur la vie quotidienne dans ces asiles et sur les relations avec les médecins –, mais il n’en constitue pas moins une très riche contribution à l’histoire sociale et culturelle du XIXe siècle. Comme à celle du rapport des sociétés contemporaines à la folie, entre mouvement d’étatisation et mutations des sensibilités.


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