vendredi 15 décembre 2023

Rita Charon : « La médecine narrative permet de “lire dans son patient” »

Propos recueillis par    Publié le 11 décembre 2023

Professeure de médecine et docteure en littérature anglaise, Rita Charon a développé un cursus d’humanités médicales à l’université Columbia, afin de mettre le récit du patient au cœur de la relation entre le soignant et le soigné.

Rita Charon, à New York, le 3 mai 2019. 

Médecin interniste et passionnée de littérature, Rita Charon a obtenu un doctorat de littérature consacré à Henry James à l’université Columbia (New York). C’est à elle que l’on doit le terme de médecine narrative, en 2001. Cette discipline présuppose que toute construction de récit est au centre de toute relation soignant-patient. En 2006, elle a publié Narrative Medicine. Honoring the Stories of Illness (traduit en français, en 2015 : Médecine narrative. Rendre hommage aux histoires de maladies, Sipayat). En 2009, elle a créé le master of science in narrative medicine, qu’elle dirige toujours.

Qu’est-ce qui vous a poussée à un moment de votre carrière de médecin à conceptualiser la médecine narrative ?

Quand j’ai commencé à pratiquer la médecine, il m’a fallu un certain temps pour prendre conscience que mes patients me payaient pour écouter leur histoire, car l’essentiel de la prise en charge d’une personne malade est de comprendre ce qu’elle vous dit. Je suis alors retournée à l’université pour étudier la littérature, afin d’apprendre à me plonger dans les récits de mes patients, à écouter profondément et attentivement ce qu’ils me disaient, avant de savoir exactement de quoi il souffrait.

Ecouter son patient existe depuis le serment d’Hippocrate… Personne ne vous avait appris comment le faire pendant vos études ?

Quelques professeurs nous ont appris à développer des relations avec les patients et à comprendre ce qu’ils vivent dans la maladie. Mais l’accent n’était pas mis sur ce sujet. Aujourd’hui, nous faisons beaucoup mieux, et toutes les écoles de médecine enseignent aux étudiants quelque chose sur la relation médecin-patient. Pendant mes études, j’ai évidemment appris à reconnaître et à soigner telle ou telle maladie, j’ai beaucoup travaillé la technique, mais personne, à la faculté de médecine, n’apprend aux étudiants à écouter ce que le patient renvoie. Il y a des mots, mais aussi tout ce qui ne s’entend pas : des expressions du visage, des gestes de peur ou d’humeur… C’est pourquoi l’étude de la narration m’est devenue essentielle, parce que le récit devenait le pont entre le patient et moi.

Vous considérez vraiment que les soignants n’écoutent pas assez leurs patients ?

Certains de mes collègues sont profondément engagés dans la compréhension de la vie de leurs patients. Mais, malheureusement, nombre d’entre eux n’ont ni le temps ni la formation nécessaire pour le faire correctement. Ils le font, mais de façon trop limitée. La médecine a fait énormément de progrès, mais je pense que les médecins ont perdu la relation avec leurs patients. Les mots, les histoires, créent cette relation. Or, trop souvent, l’entretien se résume aux symptômes : « Depuis quand êtes-vous essoufflé ? Avez-vous mal à l’épaule ? » Et dès que les patients parlent de leur vie, les médecins ne prennent pas le temps de les entendre.

Aux Etats-Unis, vos collègues partageaient-ils ce constat ?

Le développement des humanités médicales date de la fin des années 1970 aux Etats-Unis, mais nous avons été les premiers, à Columbia, à mettre en œuvre ce mouvement nommé « médecine narrative ». Nous avons intégré la philosophie, la phénoménologie, le roman, la théorie littéraire… pour nous aider à mieux comprendre comment fonctionnent les histoires. L’objectif étant de « lire » dans les patients. Certains étudiants étaient très curieux. J’ai commencé à leur enseigner la fiction. Je leur lisais des textes, pas seulement ceux en rapport avec la médecine. Puis nous avons proposé cet enseignement à tous les étudiants.

Comment la médecine narrative a-t-elle changé votre rapport à votre pratique ?

J’ai pris conscience de la nécessité d’accorder une attention totale aux patients, sans les contredire, en laissant de côté mes croyances et mes préjugés, car nous en avons tous. Et j’utilise l’attention de la même manière que la philosophe Simone Weil, qui disait : « Toute la force de l’esprit, c’est l’attention. »

Avez-vous pu mesurer l’impact de la médecine narrative sur les soignants et les patients ?

Nous menons actuellement deux projets de recherche. Pendant la pandémie de Covid-19, nous sommes intervenus dans un centre de cancérologie de New York à la demande des soignants. Nous les avons rencontrés six fois sur une période de trois mois. Le simple fait de lire des textes, d’en parler ou encore de regarder un tableau leur a permis de travailler plus en confiance, d’abolir d’une certaine manière, pendant ces ateliers, les niveaux hiérarchiques – de la réceptionniste au chef de service, tout le monde est sur un pied d’égalité – et donc d’établir d’autres relations. Et, pour certains soignants, cela leur a permis de mieux comprendre et recevoir la colère qu’ont leurs patients face à la maladie.

Dans un autre centre de cancérologie à New York, nous avons réuni des patients et des médecins dans un groupe d’écriture. Les patients ont écrit sur leur propre situation, les médecins sur leur propension à prendre soin. Le résultat était incroyable, les médecins disaient : « Pourquoi mon patient ne se confie pas sur ses peurs, ses angoisses… ? » Et les patients : « Nous ne savions pas que nos médecins pensaient à nous lorsqu’ils sont en dehors de l’hôpital », ou « Nous n’avions pas idée que nos médecins pleurent quand leurs patients meurent ». C’était une révolution qui m’a rendue très triste, parce que je pensais vraiment que les patients savaient à quel point nous sommes angoissés à leur sujet et à quel point ils nous manquent.

En France, la médecine narrative se développe lentement. Le regrettez-vous ?

Non, pas du tout ! La médecine narrative n’est pas une mode. Si quelque chose se propage trop vite, c’est que cela n’est pas sérieux. Il faut de la rigueur. C’est une discipline clinique et académique qui doit s’inscrire dans la durée. Je ne cherche pas à évangéliser toutes les facultés de médecine, tous les soignants, à la médecine narrative. Il y a d’autres manières de faire entrer les humanités en médecine.

Dans votre livre, vous dites que, lorsque vous étiez jeune médecin, vous avez voulu changer de nom parce qu’en lisant Charon sur votre blouse – dans la mythologie grecque, Charon est celui qui transporte les âmes des morts à travers les eaux jusqu’aux enfers –, un patient qui était en phase terminale d’un cancer vous avait dit : « C’est donc cela… »

Je savais que cet homme allait mourir et il est mort trois jours plus tard. J’ai alors pensé que mon nom était horrible pour un médecin et qu’il fallait que j’en change. Il m’a fallu du temps pour comprendre que, au contraire, c’était un nom parfait si je faisais mon travail pour amener les patients à traverser cette « rivière » de la meilleure façon possible.


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