lundi 18 décembre 2023

Reportage «Je ne pouvais pas les laisser là, il faisait froid» : voyage dans cette France qui aide les exilés

par Rachid Laïreche   publié le 10 décembre 2023

Ils sont agents municipaux, instits, membres d’associations d’aide aux réfugiés. Ces citoyens ont choisi de tendre la main aux exilés, dans un contexte politique où les débats se sont durcis. Alors que le projet de loi immigration est discuté de nouveau à l’Assemblée, «Libération» les a rencontrés, de Lyon au Val-de-Marne en passant par Paris.

Il est long et carré. Il a les cheveux attachés, un chignon vissé sur le crâne. Ismaël est agent municipal dans le Val-de-Marne. Un gardien de gymnase. Le trentenaire, qui se balade toujours avec son trousseau de clés, connaît du monde dans les environs. «Je suis un enfant du coin», dit-il posé dans sa petite loge à l’entrée du gymnase. Il repère rapidement les têtes qui ne sont pas «du coin». Ismaël a fait une rencontre l’an passé. Une famille – un couple et trois enfants – est restée une après-midi entière sur un banc derrière le gymnase. «Je pensais qu’ils attendaient une personne mais c’était étrange. Deux enfants dormaient sur le banc, un autre dans une poussette et les parents étaient silencieux.» Ismaël s’approche ; comprend. La famille est à la rue. Elle est originaire du Nigeria. Ils discutent en mélangeant le français et l’anglais. La famille raconte son périple, la fatigue, la galère. «J’étais choqué et coincé, se souvient le gardien. Je ne pouvais pas les laisser sur le banc.» Il ouvre les portes du gymnase, offre un café et les emmène chez lui en fin de journée. «Je n’avais pas le choix : il faisait froid, les enfants étaient petits, il y avait un bébé, et le regard des parents était mortel, épuisé, ils étaient à bout. Je leur ai laissé mon appartement durant une grosse semaine et je suis allé dormir chez mes parents.»

L’agent municipal a frappé à toutes les portes afin de trouver une solution. Ils ont été hébergés en urgence dans plusieurs hôtels de la région parisienne. Une vie en errance. Ismaël est toujours en lien avec la famille. Elle passe «souvent» au gymnase pour prendre le café. Ils restent un peu au chaud, causent de la vie et des soucis. Les enfants sont scolarisés mais les parents rêvent de papiers. «Ils souhaitent juste travailler et se loger», répète Ismaël, qui remplit toute leur paperasse. Une rencontre sur un banc qui a chamboulé sa vie. Pas question de les laisser au bord de la route. Le trentenaire étale ses longues jambes sous le bureau, souffle, puis : «Je ne peux pas aider tout le monde mais dorénavant je suis lié à cette famille.»

«Les politiques radicalisent la société»

Les «Ismaël» sont nombreux. Des citoyens – seuls ou dans une association – qui aident à bas bruit les exilés et les sans-papiers ; très loin des débats sulfureux qui squattent le monde politico-médiatique. En octobre, une enquête du Monde soulignait la complexité de la situation grâce à l’indice longitudinal de tolérance (ILT) construit par le chercheur Vincent Tiberj à partir du rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Depuis trente ans, la tolérance a «considérablement» progressé, souligne le professeur de sociologie à Sciences-Po Bordeaux : «L’évolution de l’indice montre que la diversité est devenue à la fois plus banale et plus acceptable.» Que comprendre ? Pendant que la société accepte mieux les minorités raciales et religieuses, la scène politique glisse, elle, vers l’extrême droite. «Une contradiction due à la montée spectaculaire de l’abstention des électeurs tolérants et à l’intense stratégie de polarisation sur l’immigration menée par le Front national depuis les années 80»,expliquait l’enquête du Monde.

L’examen du projet de loi sur l’immigration, qui arrive ce lundi à l’Assemblée nationale, le prouvera une nouvelle fois. Une partie de la majorité macroniste, la droite extrême et l’extrême droite ont les manches retroussées ; parées pour faire grimper les enchères. Plus question de régulariser les travailleurs sans papiers dans les métiers en tension. Certains souhaitent priver les étrangers en situation irrégulière des tarifs sociaux dans les transports en commun et durcir le titre de séjour pour les sans-papiers malades ; d’autres rêvent de supprimer l’aide médicale d’Etat. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, publie, presque tous les jours sur les réseaux sociaux, la liste des étrangers délinquants qui ont été renvoyés dans leur pays d’origine. Sa façon de montrer les muscles. Les associatifs qui défendent les droits des exilés s’étranglent. Une militante fâchée toute rouge : «Ces dernières années, tous les gouvernements font voter une nouvelle loi immigration qui s’éloigne un peu plus de la réalité. Les politiques radicalisent la société. Ce sont des incendiaires assoiffés par la conquête du pouvoir. Ils se moquent du sort des exilés et des fractures qui naissent dans le pays.»

«Ils sont cassés après des mois d’errance»

Un jeudi au ciel gris à Lyon. Dans une salle sans âme, les dirigeants de Notre-Dame des sans-abri engloutissent des sandwichs à grande vitesse. Les journées sont courtes. L’association fondée en 1950 héberge plus de 1 800 personnes à la rue chaque soir. Plus de la moitié est mineure. Des gros chiffres qui paraissent petits face à la situation : 8 000 dossiers sont en attente à la Maison de la veille sociale du Rhône – centre qui gère les places et les demandes d’hébergement dans la région. La directrice de l’association, Marion Veziant-Rolland, commence : «En bloquant l’accès au droit, notamment à celui du travail, la puissance publique bloque l’insertion de gens dans la société qui ne partiront pas. Pendant que nous sommes là, à discuter de la nouvelle loi immigration, il y a des personnes qui vivent des choses inhumaines dans la rue.» Le président de Notre-Dame des sans-abri est à la retraite. Il est grand, fin, porte des lunettes. Amaury Dewavrin, journaliste dans une autre vie, est remonté comme une pendule. «Ceux qui arrivent en France sont cassés après des mois d’errance. Ils font une demande d’asile et ils n’ont même pas le droit de bosser. La société les traite comme des délinquants alors qu’on devrait les autoriser à travailler, au moins dans les métiers en tensions, pour les aider à s’intégrer, dit-il froidement. Ils arrivent après avoir traversé des mers et des océans et la société leur remet la tête sous l’eau.»

Marion Veziant-Rolland a le «cœur bien accroché» à chaque fois que l’association ouvre un nouveau centre d’hébergement dans le Rhône. La directrice participe à des réunions publiques en compagnie des élus locaux et des habitants. Elle entend des «choses épouvantables». Des insultes et des menaces. Les choses se déroulent «généralement»bien par la suite. «Les habitants se rendent vite compte que ce sont des familles exilées, en souffrance ; des parents qui veulent la réussite de leur enfant comme tous les parents.» Amaury Dewavrin, lui, regarde du côté des officiels qui propagent la colère sur toutes les ondes : «Le rôle d’un politique ce n’est pas de faire peur mais d’apaiser les craintes en trouvant des solutions. Je me suis toujours demandé pourquoi les politiques parlent des peurs au lieu de se concentrer sur les faits.»

Un début de soirée à Paris. Carole et Lise commandent un café dans une brasserie. Elles enseignent dans une école maternelle en Seine-Saint-Denis. Les quadras sont originaires de la Drôme et des Landes. Carole parle avec sa bouche et ses mains. Elle a toujours rêvé de devenir prof. Une «vocation», dit la volubile. Lise choisit les mots pour «bien» se faire comprendre. Les deux collègues se sont retrouvées dans une situation «sans issue» l’an dernier. Des enfants de l’école à la rue. «J’en avais deux dans ma classe, se souvient Lise. Je savais que les parents étaient en situation irrégulière mais je pensais qu’ils avaient un toit. Les enfants dormaient en classe, ils n’arrivaient pas à suivre. Un soir, j’ai discuté avec les deux familles pour en savoir plus et j’ai compris.» Carole avait également une élève dans la même situation. Les enseignants échangent dans la foulée, cherchent des solutions. «Nous avions quatre familles à la rue dans l’établissement. Je pensais que le débat allait être compliqué entre nous parce qu’il y a toujours des a priori entre collègues, mais tout le monde, avec l’accord de la directrice, a accepté d’héberger les familles à l’intérieur de l’école», se remémore Carole.

«Ça se fait naturellement»

Les professeurs se relaient toutes les nuits du lundi au dimanche. Les parents d’élèves cuisinent des plats. Plannings, consignes, tâches à effectuer. Une organisation commando. Les familles à la rue quittent l’école durant les vacances scolaires de la Toussaint pour être hébergées chez des parents d’élèves et des enseignants. «C’était un moment incroyable, j’étais étonné par le mouvement de solidarité, même moi je me suis étonnée. J’ai accueilli durant quelques nuits la famille de mon élève, ils étaient originaires d’Erythrée, mon mari aussi était heureux d’aider. Ça se fait naturellement, sans réfléchir», lâche Carole. Les familles ont trouvé un toit dans un centre d’hébergement d’urgence après de longues semaines. Il en existe à la pelle, des histoires du même genre dans les écoles. Sur le trottoir, en partant, Lise pose une question en ajustant son écharpe à fleurs : «On croise tous des gens à la rue, des sans-abri, lorsqu’on se balade. On peut détourner le regard. Mais avez-vous déjà rencontré des gens qui se retrouvent face à des familles à la rue, totalement abandonnés, et qui regardent ailleurs ?»

Retour à Lyon. Le ciel est toujours gris. Sébastien Guth, le communicant du foyer Notre-Dame des sans abris, est au volant pour nous faire découvrir les différents sites de l’association. La voiture stationne à la Maison de Rodolphe, établissement qui regroupe un accueil de jour et un centre d’hébergement pour familles. Sébastien Guth tombe nez à nez avec un Bulgare proche de la retraite. Il était footballeur professionnel dans son pays. C’était au siècle dernier. Depuis, il a découvert la France et la rue. Le Bulgare s’est retrouvé fauché. Ni argent ni toit. Sébastien Guth se souvient du bonhomme. Ils ont échangé à plusieurs reprises dans le passé. L’ancien footeux était au fond du trou. Et aujourd’hui ? «Je vais beaucoup mieux. J’ai réussi à trouver un travail, un logement et j’ai une voiture. Je suis venu ici pour parler de mes dents, j’ai besoin qu’on m’aide à trouver un dentiste», dit-il timidement sur une petite chaise. La secrétaire de l’accueil de jour, Mylove, qui affiche tous les jolis souvenirs sur les murs, écoute discrètement. Les bonnes nouvelles existent.

On croise un peu plus loin des bénévoles qui donnent des cours de français ; des exilés qui confectionnent des bougies pour la Fête des lumières. Des bouts de vie ici et là pour faire oublier les déboires, la violence et le froid à l’extérieur. Rachel marque une pause. Elle sort d’un entretien avec l’assistante sociale. Elle s’installe, souffle, sourit. Son enfant, deux bougies au compteur, est peinard dans la poussette. Elle lui caresse la joue gauche. Alain Monteillard, directeur du pôle accueil et hébergement, lui demande de raconter son histoire. Rachel a quitté le Congo pour le Portugal. «J’ai fui Kabila.» Elle est restée quelques années dans le sud de l’Europe. Elle obtient le droit d’asile au Portugal et rencontre le père de ses deux enfants. «Nous sommes venus en France il y a trois ans, en janvier 2021, et les choses se sont compliquées. Mon ancien compagnon s’est mis à me battre. On s’est séparés et je me suis retrouvée seule avec mes deux enfants et sans aucune ressource.»

Rachel tente de se projeter dans un futur flou face à Alain Monteillard qui l’interroge à voix basse.

«Quelles sont vos attentes ?

— Je veux juste des papiers parce que le droit d’asile portugais ne marche pas ici. Je ne peux même pas ouvrir un compte en banque pour toucher la pension alimentaire.

— Vous faites comment pour vivre ?

— Les gens sont gentils avec moi. Ils m’ont toujours aidée. Quand mon compagnon m’a battue, il y a des gens qui m’ont accompagnée à l’hôpital et chez la police. Aujourd’hui, je peux nourrir ma famille grâce aux aides alimentaires. Je m’en sors un peu mais c’est trop long cette attente pour les papiers.

— Ça fait longtemps ?

— Déjà une année. Je veux travailler, avoir un tout petit appartement avec une chambre pour mes enfants. Je vous jure que c’est tout ce que je demande.»

Problèmes psychiques

Fin de journée. Dernière escale. Le centre Gabriel-Rosset accueille des hommes seuls en grande difficulté. Il y a aussi un étage réservé aux malades. Dans la salle centrale, des âmes errent, bousillées par les malheurs de la vie. Des marques visibles sur les corps et dans les yeux. Certains regardent la télé sans moufter ; d’autres dorment sur leur chaise. Valérie Tholance, la responsable de la structure, et Romane Noiré, son adjointe, nous font la visite. Les chambres, l’espace de vie et la grande cuisine commune. «Ce n’est pas toujours évident, il y a parfois des frictions entre les hommes», glisse Valérie Tholance. Des cerveaux ne tournent plus vraiment rond. Les problèmes psychiques sont courants chez les sans-abri. Comment garder toute sa tête après avoir traversé un désert, une mer, des pays et se retrouver à dormir dans une gare ou sur un bout de trottoir ?

la retraite. Elle offre des formations à des élèves infirmiers. Elle les regarde partir à la fin du cours. Un mot pour chacun, une caresse sur le bras ou le dos pour tout le monde. Pourquoi cette formation ? «Ils vont croiser des exilés, ce sont des personnes qui ont rencontré de nombreuses difficultés, certaines sont dans le déni de pathologie ou peu bavardes parce qu’elles ont peur. Il faut apprendre à être patient et tendre avec les personnes qui ont des parcours de vie difficiles. Nous devons soigner les corps et les âmes.» Marie-Colette, 78 ans, est bénévole depuis son premier jour de retraite. «Dix-sept ans déjà.» Son métier a toujours été une «passion». Elle donne des formations et soigne les exilés toutes les semaines. Elle croit en Dieu mais elle ne donne pas de son temps par «charité chrétienne». Tout le monde la connaît dans les alentours. «Je suis heureuse de faire ce que je fais parce que c’est une chance de pouvoir aider», dit-elle en fixant le regard. Marie-Colette assurera les consultations les prochains jours mais elle ne donnera pas de formations avant la nouvelle année. Elle est fatiguée. «Je dois aussi préparer le repas de Noël pour mes deux enfants et mes trois petits-enfants.» Elle soigne bénévolement les corps et les âmes de ceux qui viennent de loin, sans oublier les siens.


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