vendredi 22 décembre 2023

Pourquoi avons-nous besoin du merveilleux ?



Clara Degiovanni publié le  

Imaginaire

Dans un monde cynique et désenchanté, le merveilleux peut sembler mièvre et superflu. Pourtant, les forêts oniriques et enneigées, peuplées de lutins, de sorcières et de princesses, obéissent à des besoins humains profonds : être rassuré, douter, exprimer ses désirs ou se relier aux autres. Bergson, mais aussi Beauvoir et Todorov nous ouvrent les lourdes portes (parfois cruelles) des contes de fées.

Il fut un temps ou le merveilleux était partout. Avant d’être appelé « miracle », il était inclus dans une vision animiste du monde. Les cimes de la montagne, les animaux, l’orage qui gronde étaient dotés d’un pouvoir extraordinaire, à la fois esthétiquement satisfaisant et étonnement réconfortant. Ce besoin de merveilleux, qui poussait les hommes à donner un prénom aux arbres de la forêt et à supplier la divinité de la pluie, Henri Bergson l’a appelé « fonction fabulatrice ». Une telle faculté inhérente à tous les hommes s’explique par « le désir d’agir sur n’importe quoi, même sur ce qu’on ne peut atteindre », analyse le philosophe dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le besoin de merveilleux n’est donc pas l’apanage des rêveurs, contemplatifs et passifs. La fonction fabulatrice vise au contraire à donner aux hommes ce qu’il faut de courage pour agir dans un monde hostile, et quand l’individu se retrouve faible et désarmé. « À défaut de puissance, nous avons besoin de confiance », explique Bergson.

Fictions protectrices

Si le merveilleux est un besoin, c’est aussi parce qu’il rassure en donnant un visage humain au monde naturel, y compris dans ce qu’il a de plus étrange et de plus inquiétant. Le besoin du merveilleux est mû par « l’idée que les choses sont chargées, ou se laissent charger, de ce que nous appellerions un fluide humain », propose Bergson. Dans les premiers temps de l’humanité, les blés, les plantes, le feu étaient dotés d’intention. De même, le monde apparemment absurde d’Alice au Pays des merveilles de Lewis Caroll est peuplé d’animaux qui parlent ou sourient. Le merveilleux, plein de féerie et d’audace, s’oppose en ce sens à l’intelligence calculatrice, rationnelle, qui nous pousse à anticiper, prévoir dans les moindres détails, les conséquences de nos actions ou les catastrophes à venir.

À rebours de cette tendance anxieuseBergson estime que « la fonction fabulatrice » apparaît comme un antidote pour nous donner « quelque chose à espérer ». Elle est une puissance réconfortante, qui nous permet de combattre les forces « desséchantes » et « déprimantes »de notre esprit rationnel. Lorsque les personnages des contes sont perdus et qu’il n’y a plus d’espoir, le monde merveilleux leur offre des solutions créatives et poétiques inattendues. Dans le folklore des frères Grimm par exemple, ce sont des cygnes magiques qui permettent à Hansel et Gretel de traverser le lac pour fuir la maison de la sorcière anthropophage.

Rester enfant 

Si le merveilleux est loin de la rationalité cartésienne, cela ne veut pas dire qu’il n’apprend rien. Il permet au contraire de forger et d’entretenir certaines qualités sensibles comme l’empathie. La tendance à sympathiser avec des personnages qui n’existent pas, voire à prendre conseil à leurs côtés, est « très vivante chez les enfants », remarque Bergson. Tel d’entre eux, par exemple « entretiendra un commerce quotidien avec un personnage imaginaire dont il vous indiquera le nom, dont il vous rapportera les impressions sur chacun des incidents de la journée », illustre-t-il. C’est cette même « faculté́ spéciale d’hallucination volontaire » qui permet aux adultes de pleurer devant les films, de se laisser toucher par des personnages fictionnels.

« C’est sur le plan de la rêverie et non sur le plan des faits que l’enfance reste en nous vivante et poétiquement utile »écrit Gaston Bachelard dans son essai sur La Poétique de l’espace (1957). Le merveilleux peut être défini comme une manière de maintenir en soi, et à l’âge adulte, les mirages et les sensations de l’enfance. En ce sens, il ne désigne pas forcément un récit fictionnel, une légende ou un conte, mais une manière de vivre et de percevoir le réel. Par exemple, il permet selon Bachelard « d’habiter oniriquement [s]a maison » : de la laisser se peupler de symboles et se charger d’une âme propre. Le merveilleux est ici une manière d’être plus proche du monde des rêves, de les laisser se déployer dans la vie quotidienne au lieu de les confiner aux périodes de sommeil. Dans Cendrillon ou dans La Belle au bois dormant de Charles Perrault, ce sont les fées-marraines, qui pratiquent cette magie aussi bien pour enchanter le quotidien des princesses que pour leur porter secours.

La création d’un monde 

Le merveilleux n’a pas de limite. Il nous donne accès à un univers onirique qui confine parfois à l’absurde, sans que cela paraisse étrange.« Dans le cas du merveilleux, les éléments surnaturels ne provoquent aucune réaction particulière ni chez les personnages, ni chez le lecteur implicite », relève le théoricien de la littérature Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique (1970). Cette radicalité dans le bouleversement des lois et des normes qui régissent le monde normal, permet au lecteur du merveilleux de s’émanciper du souci du réel et de la cohérence, en plongeant plus profondément dans le monde de la fiction. « Ni le sommeil de cent ans, ni le loup qui parle, ni les dons magiques des fées » ne suscitent la surprise du lecteur, continue Todorov. Selon lui, le merveilleux s’oppose à ce titre au « fantastique », qui introduit très ponctuellement quelques phénomènes étranges ou paranormaux dans le monde habituel. Là où le fantastique fait vaciller la réalité existante, le merveilleux façonne un autre monde. Le premier est une inquiétante brèche dans la normalité, le second est la recréation totale et absolue d’un univers entièrement neuf.

En s’émancipant totalement des catégories du « vrai » et du « vraisemblable », mais aussi des hiérarchies entres les hommes et les animaux, et même des lois de la gravité, le merveilleux permet d’englober un univers d’une richesse et d’une densité inégalité. Il est le lieu, non seulement de ce qui existe dans la vie humaine, mais aussi dans la vie de l’esprit et dans l’imaginaire collectif. Dans son essai Le Miroir du merveilleux (1940, rééd. 1962), l’écrivain Pierre Mabille explore avec jubilation tous les territoires du merveilleux : « Unecollection de cartes allant du Tendre au planisphère céleste, en passant par les schémas que les corsaires laissent après eux pour désigner l’emplacement de leurs trésors enfouis. » Loin d’être purement esthétique, cette diversité onirique et géographique est, selon l’écrivain, un moteur de connaissance et de curiosité, capable « d’engendrer les premières interrogations métaphysiques ». Déstabiliser ainsi les lois habituelles, permet par exemple de s’interroger sur ce qui est possible et ce qui est réel, ce qui est vrai ou faux, aussi de poser des cadres moraux : qui est méchant ? La sorcière est-elle responsable ? Le mal est-il absolu ? Que se cache-t-il sous les apparences ? La Belle et la Bête, dont la version moderne a été écrite en 1740 par la romancière Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, illustre bien la manière dont le merveilleux joue avec les apparences, pour faire émerger des vérités universelles. En l’occurrence, l’ignoble laideur de la bête cache en réalité l’âme généreuse d’un prince.

En s’éloignant du monde normal des lois naturelles, le monde merveilleux se rapproche également de notre vie psychique et inconsciente. Selon Mabille, il nous permet d’avoir accès au « noyau le plus intérieur de notre être sensible », d’ouvrir une porte vers « le centre de l’inconscient, à l’origine du rêve, au lieu où le désir parvient à s’exprimer confusément ». Ce n’est donc pas un hasard si, comme le rappelle l’écrivain, le mot « merveille » vient du latin mirabilia, dérivant lui-même de miror, qui a donné mirer, se mirer, admirer. Par et avec le merveilleux, l’être humain est voué à contempler une part – souvent chaotique et désordonnée – de ce qu’il est profondément. Le miroir magique de la reine de Blanche-Neige des frères Grimm, qui lui annonce qu’elle n’est plus la plus belle, incarne cette puissance de révélation et de vérité, véhiculée par le merveilleux.

Un désir masculin 

Parce que les récits ont souvent été écrits par des hommes, le merveilleux a longtemps été marqué par un univers essentiellement façonné par le regard masculin. Dans Le Deuxième Sexe (1949), Simone de Beauvoir explique que les créatures des contes et légendes – sorcières, princesses et autres sirènes – sont le reflet des désirs et des craintes profondes et enfouies des hommes. Parce que ces convoitises et ces peurs sont multiples, les figures invoquées sont elles aussi très variées, « ondoyantes » et « contradictoires ». Dans Les Mille et Une Nuits par exemple, la femme apparaît « comme une source d’onctueuses délices au même titre que les fruits, les confitures, les gâteaux opulents, les huiles parfumées ». Mais elle peut aussi intervenir sous les traits d’une « guérisseuse », d’une « puissance des ténèbres ». Plus largement, et conformément à l’animisme propre au monde du merveilleux, la femme peut prendre des contours non humains, propres aux attraits d’une mère nature aux multiples facettes. Dans ce cas, et comme l’énumère Beauvoir, elle est « toute la faune, toute la flore terrestre : gazelle, biche, lis et roses, pêche duvetée, framboise parfumée ; elle est pierreries, nacre, agate, perle, soie, l’azur du ciel, la fraîcheur des sources, l’air, la flamme, la terre et l’eau ».

En décrivant cet autre merveilleux qu’est la femme, c’est toujours de lui que l’homme parle. La femme ainsi fantasmée est « le miroir où le Narcisse mâle se contemple », écrit Beauvoir. Le besoin de merveilleux s’ancre ici dans un désir narcissique de valorisation de soi. L’homme y explore son désir, et y projette une vision idéalisée de lui-même. Quand la princesse des contes de fées est fragile, c’est sa propre force qu’il souhaite peindre. Et quand la sorcière est cruelle, il veut que le monde contemple sa bonté. « Trésor, proie, jeu et risque, muse, guide, juge, médiatrice, miroir, la femme est l’Autre dans lequel le sujet se dépasse sans être limité », analyse Beauvoir.

Face à cette instrumentalisation phallocentrique des contes, on peut soit vouloir en finir avec le merveilleux, soit retravailler, transformer ce dernier. Beauvoir opte pour la première option, privilégiant les récits réalistes, capables de refléter la vraie vie. La femme, dit-elle, doit retrouver son « assiette humaine » et sortir du monde suave du merveilleux façonné par ce que l’on appelle aujourd’hui le « male gaze ». Privilégiant la conservation du merveilleux, des dessins animés récents issus de l’industrie culturelle américaine comme La Reine des neiges ou Rebelle, de la firme Disney, ont à l’inverse cherché à façonner des figures du merveilleux émancipées de l’image surannée et misogyne des princesses d’antan, corsetées et dépendantes du bon-vouloir des princes charmants. Ainsi choisissent certains de répondre au besoin de merveilleux, sans céder aux anciens clichés.

Se relier au passé 

Le merveilleux répond à un ensemble de besoins individuels, mais peut aussi se rattacher à des objectifs politiques. Par exemple, les frères Jacob et Wilhelm Grimm ont parcouru l’Allemagne, dans le but précis de collecter les anciens contes et légendes paysans. Cette collecte visait à montrer qu’au-delà des différences et des particularismes régionaux, les Allemands formaient un peuple uni par un patrimoine d’histoires communes, transmises oralement depuis des temps immémoriaux. Dans son ouvrage La Création des identités nationales, l’historienne Anne-Marie Thiesse explique que les Grimm sont à ce titre « porteurs d’un projet patriotique », celui de « fournir à la nation allemande la connaissance de son passé nécessaire à la conscience de son unité ». Loin d’être des images éthérées, provenant d’un monde céleste, les figures du merveilleux chez les Grimm appartiennent pleinement à la terre. Elles sont littéralement le terreau sur lequel la nation s’est construite.

Bien au-delà de la stricte unité nationale, le merveilleux permet aux familles et aux peuples de se rassembler autour d’une histoire commune. Son territoire est immense et ses limites impossibles à définir. Les contes circulent, se diffusent et se transforment au gré des versions et de la culture du village, ou du pays dans lequel ils sont exportés. Par exemple, quand les frères Grimm se sont intéressés aux contes allemands, ils ont dû étendre leurs recherches à « l’ensemble du patrimoine européen », explique Anne-Marie Thiesse. De nombreux contes, comme celui du Petit Chaperon rouge, ont ainsi été à la fois été consignés et retransmis par les frères Grimm en Allemagne et par Charles Perrault en France. Ces doubles provenances témoignent d’une circulation, d’une transmission permanente du merveilleux, qui a cheminé au gré des migrations populaires et des voyages entrepris par les conteurs.

Le merveilleux raconte donc indirectement la géographie des peuples, mais aussi leur histoire. En étudiant le merveilleux allemand, les frères Grimm se sont plongés dans « la culture antique ou médiévale », explique encore Thiesse. Cendrillon par exemple, reprise par les Grimm comme par Perrault, est inspirée d’une histoire rapportée par l’historien Claude Élien au IIe siècle. Il retrace l’histoire de Rhodope, une esclave grecque qui perd sa chaussure en prenant un bain, laquelle est retrouvée par le pharaon. Fasciné par la délicatesse de cette chaussure, ce dernier cherche désespérément à retrouver sa propriétaire. De même, Les Mille et Une Nuits sont le résultat d’une multitude de contes provenant de diverses époques – allant de la période indo-persane autour du IIIe siècle à des fonds populaires égyptiens du XIIe siècle – intégrées au sein d’un récit unificateur : celui de Shéhérazade.

Parce qu’il nous fait voyager dans le temps et dans l’espace, qu’il nous interroge et nous remet en question, le merveilleux est un réservoir inépuisable de connaissances et de découvertes aussi fascinantes que déroutantes. Pierre Mabille fournit peut-être la meilleure définition de ce qui constitue l’essence du merveilleux et son but ultime : « Au-delà de l’agrément, de la curiosité, de toutes les émotions que nous donnent les récits, les contes et les légendes, au-delà du besoin de se distraire, d’oublier, de se procurer des sensations agréables ou terrifiantes, le but réel du voyage merveilleux est, nous sommes déjà en mesure de le comprendre, l’exploration la plus totale de la réalité universelle. »


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