mardi 26 décembre 2023

Lexique Guerre, se battre, héros… Pour les malades du cancer, ce vocabulaire induit «de la culpabilité alors qu’ils n’y sont pour rien»

par Margaux Gable   publié le 25 décembre 2023

La journaliste Clémentine Vergnaud, morte d’un cancer à 31 ans, refusait les termes guerriers utilisés pour désigner les malades. Le pédopsychiatre Patrick Ben Soussan revient sur les conséquences psychologiques de ce champ lexical.

«Je ne suis pas une battante, j’ai juste pas le choix», martelait Clémentine Vergnaud dans son podcast Ma vie face au cancerDans ce quatrième épisode diffusé en mai, la journaliste de franceinfo – décédée samedi 23 décembre d’un cancer des voies biliaires à l’âge de 31 ans – remettait en question la nébuleuse de poncifs et de métaphores guerrières répétés par son entourage depuis l’annonce de sa maladie. «On m’écrit souvent que je suis forte […] et des tas de choses qui m’horripilent […]. Mais quand j’ai fait mes premiers traitements, je ne me battais pas. Je subissais», partageait-elle, balayant l’idée de«lutte» et préférant le «vivre avec».

Comme elle, nombre de patients et de praticiens s’opposent au vocabulaire belliqueux qui entoure les maladies cancéreuses. Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre, ancien responsable du département de psychologie clinique au Centre régional de lutte contre le cancer de Marseille et auteur du livre Le cancer est un combat. Même pas vrai,revient sur les conséquences de ce champ lexical pour les patients.

On compare souvent les patients à des guerriers, des battants ou encore des héros. D’où viennent ces formulations ?

Cette comparaison guerrière ne date pas d’hier. Avant d’être popularisée en France, on la retrouve aux Etats-Unis avec la notion de survivors. Dans les années 70, lorsque le président Richard Nixon présente son programme de lutte contre le cancer, il disait déjà être «en guerre» contre la maladie, qui était présentée comme un «ennemi meurtrier». Une idée qui s’est exportée en France au cours du XXe siècle et qu’on retrouve désormais partout, jusque dans les appellations des centres de soin : «Centre de lutte contre le cancer» par exemple, ce n’est pas anodin comme nom. De la même façon, quand l’Institut national du cancer a été créé dans les années 2000, il y a eu toute une campagne de publicité qui s’appelait «les Héros ordinaires». A l’époque, on comparait les 2 millions de personnes qui vivaient avec un cancer en France à des héros, les poussant à se battre et à être courageux.

Pourquoi faut-il aujourd’hui battre en brèche ces habitudes ?

Dans les laboratoires en effet, les chercheurs se battent pour trouver des thérapeutiques innovantes afin de traiter des patients. Mais pourquoi est-ce que le malade devrait se battre contre quelque chose ? Bien sûr que le cancer est difficile à traverser, il ne faut surtout pas euphémiser la maladie cancéreuse. Mais la comparer sans cesse à une guerre renforce l’idée que c’est une grande inconnue, qu’elle est incurable et qu’elle est directement liée à la mort. Il y a d’autres façons de redonner de l’espoir aux patients et de féconder des pensées positives. Surtout qu’aujourd’hui, plus de 60 % des patients guérissent de leur cancer. Ça ne sert plus à rien de dire «bats-toi» et de renvoyer à ces représentations terribles et angoissantes ; il faut que les médecins soient clairs avec les patients et partagent les statistiques.

Ce vocabulaire peut-il créer une sorte de résignation face à la maladie ?

D’un côté, c’est vrai que cela peut être une motivation pour certains, en relançant la confiance en soi et en mettant dans la tête que «tu peux le faire». D’autant qu’on est actuellement dans une époque où prospère cette idée de développement personnel, avec l’idée que l’on peut obtenir la vie qu’on veut, être le meilleur… Il y a, dans cette pensée positiviste, quelque chose de très néolibéral et individualiste. On dit aux patients : «Saisis-toi de ta maladie parce que tu peux en faire quelque chose.» Donc fais plus d’exercice, mange cinq fruits et légumes par jour, fais 10 000 pas quotidiennement… Mais cette idée d’un patient actif dans sa maladie, si elle peut fonctionner chez certains, peut aussi en épuiser d’autres. Pire, si le malade voit que le cancer n’évolue pas dans le sens qu’il espérait, ou qu’il fait face à une baisse de moral, cela peut au contraire le désespérer. Le pousser à se dire : «Je n’y arriverai pas, je ne suis pas assez fort pour lutter, je n’ai pas assez d’armes pour combattre».

D’autant que les doutes, l’angoisse ou la fatigue sont inhérents au parcours face au cancer…

C’est le problème de ce vocabulaire : il ne faut pas que vous alliez mal. Sinon, ça veut simplement dire que vous vous êtes mal battu, que vous n’avez pas utilisé tous les moyens ou que vous n’êtes pas assez fort. Ce qui induit une forme de culpabilisation alors que les patients n’y sont pour rien. Selon cette idée, le bon malade, c’est celui qui sourit, qui est agréable, ne se plaint pas et ne cesse de se battre. Mais, forcément, la maladie cancéreuse pousse à penser, à se prendre la tête, à s’inquiéter. Elle ne peut pas ne pas avoir de répercussions psychologiques pour le sujet. Il y a la peur, la tristesse, la colère.

Si on met en valeur ceux qui se battent, cela signifie qu’il existe des perdants ?

Oui, il y aurait des victorieux et des défaits du cancer. Certains héroïques, qui sont parvenus à se battre et à survivre, et puis il y aurait tous les autres. Et en plus de culpabiliser le patient, ce type de propos culpabilise aussi l’entourage. Car si une personne décède, les proches peuvent se dire qu’ils n’ont peut-être pas été assez aidants, qu’ils ne l’ont pas assez soutenue dans son combat. Puisque l’idée qui est véhiculée est qu’il faut être ensemble contre le cancer, comme le martèlent les slogans, toujours très culpabilisants.


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